Science et environnement

Un cerveau d’exception

Dans le monde de Daniel Tammet, les mercredis sont bleus, le chiffre quatre est timide et le mot « jardin » est jaune et baveux comme le centre d’un œuf.

Le Britannique de 34 ans ne vit pas tout à fait dans le même univers que tout le monde. Comme le personnage du film Rain Man, Daniel Tammet est un autiste de haut niveau, capable de calculer à toute vitesse et de vous dire en un instant quel jour de la semaine tombait le 25 octobre 1981.

Quiconque se retrouverait dans son cerveau serait mûr pour une bonne surprise. Pour Daniel Tammet, les sens sont associés les uns aux autres – un phénomène appelé synesthésie. Pour lui, les nombres et les mots correspondent à des couleurs, des sons et des textures. Ils ont leur personnalité propre et génèrent des émotions parfois très fortes.

Pour la plupart de gens, par exemple, le nombre pi ne représente rien de plus que le résultat obtenu en divisant la circonférence d’un cercle par son diamètre.

« Pour moi, ce nombre qui ne finit jamais est un poème numérique magnifique, universel et gigantesque, dit Daniel Tammet. Je l’ai appris par cœur pour la même raison que d’autres apprennent des poèmes : parce que ça a un sens et que ça crée des émotions. »

« Pierre de Rosette »

En 2004, Daniel Tammet a établi un record mondial en récitant 22 514 décimales de pi, un exploit qui a duré plus de cinq heures. Il avait alors expliqué voir le nombre comme un paysage en train de défiler devant ses yeux.

Mais son don ne se limite pas aux nombres. Daniel Tammet est aussi un as des mots qui parle 10 langues et gagne aujourd’hui sa vie comme écrivain. Dans le cadre d’un reportage de télévision, il a appris l’islandais en une semaine, prouvant sa maîtrise du langage en donnant une entrevue à la télévision nationale. L’homme vit maintenant en France, et c’est dans un français riche et éloquent qu’il s’est entretenu avec La Presse.

Le cerveau de Daniel Tammet fascine. Contrairement à bien des autistes, M. Tammet est capable de mettre des mots sur ce qu’il vit et ressent. Le chercheur australien Allan Snyder a déjà affirmé qu’il était la « pierre de Rosette » de l’autisme, une fenêtre unique sur ce syndrome encore largement incompris. Le cas de Daniel Tammet n’est pas nécessairement typique – ce ne sont pas tous les autistes qui sont atteints de synesthésie, notamment, et M. Tammet a aussi souffert d’épilepsie dans sa jeunesse – mais néanmoins extrêmement intéressant pour la science. 

« Je ne cherche pas à être l’objet d’études comme un cobaye, mais je n’ai aucun problème à collaborer aux expériences, dit le principal intéressé. Les scientifiques m’ont permis d’apprendre beaucoup sur moi-même, et pour ça, je leur suis reconnaissant. »

Il voit sa collaboration avec les scientifiques comme un « échange » et intervient parfois dans les débats, comme lorsqu’il s’est battu contre la conception que les autistes étaient incapables de créativité.

« C’est aujourd’hui une évidence, mais il y a cinq ans à peine, il y avait un débat à ce sujet. Dans ce cas, je crois que j’ai pu influencer les perceptions de façon importante, et c’est une très bonne chose. »

L’intérêt du public est un peu plus difficile à gérer. Des gens qui comprennent mal ses pouvoirs ont déjà approché Daniel Tammet pour qu’il les aide à prédire les prochains numéros de la loterie ou construire une machine à mouvement perpétuel. Il affirme que des producteurs d’Hollywood lui ont aussi offert des millions de dollars pour le voir figurer dans une série où il ferait face à des experts et aurait quelques jours pour apprendre tout ce qu’ils savent.

« Quand quelqu’un vous offre des millions de dollars, on hésite, on ne sait pas, confie-t-il. Mais je ne veux pas devenir un singe savant. J’ai refusé beaucoup de projets parce qu’ils correspondaient à une image que les gens avaient de moi, mais qui n’était pas la réalité. »

L'amour des mots

Étonnamment, c’est dans les mots plutôt que les chiffres que Daniel Tammet a trouvé sa voie. Son autobiographie, Je suis né un jour bleu, a été traduite dans 24 langues. M. Tammet a ensuite publié Embrasser le ciel immense, un livre sur les capacités du cerveau humain. Son troisième ouvrage s’intitule L’éternité dans une heure – la poésie des nombres, un recueil de textes qui mélange littérature et mathématiques. Déjà disponible au Québec en version française, le livre sortira aux États-Unis la semaine prochaine.

S’il adore les chiffres, Daniel Tammet dit en effet avoir une affection peut-être encore plus marquée pour les mots, qui l’ont aidé à vaincre l’isolement social dans lequel se retrouvent souvent les autistes.

« La littérature m’a sauvé, dit-il carrément. En ouvrant les livres, j’ai trouvé des univers très différents du mien, et ça m’a obligé à aller à la rencontre des autres. L’empathie, l’émotion, l’amour, la joie, la tristesse : tout ça, je l’ai appris en lisant. »

En écoutant Daniel Tammet parler avec naturel et sensibilité, il est bien difficile de détecter tout le travail qu’il a fait pour vaincre ce qu’il appelle la « prison de l’autisme ».

« Savoir regarder les gens dans les yeux, savoir rire au bon moment quand quelqu’un vous raconte une blague, tout ça, j’ai dû l’apprendre. Et j’y ai mis beaucoup de temps », raconte-t-il.

Ouvertement gai, M. Tammet vit aujourd’hui à Paris avec son copain, où il planche sur son prochain livre : un roman qui tournera autour d’un grand match d’échecs.

« L’important, pour l’écrivain que je suis, est d’apporter cette voie individuelle qui esquive tous les clichés et les idées reçues, dit-il. J’essaie simplement d’être moi-même et de dire aux autres : regardez ce monde tel qu’il est, avec toute sa complexité et toute sa richesse. »

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