CHRONIQUE

Le cercle vicieux

Ils ne regardent pas la télévision québécoise, ou la regardent autrement. Plusieurs ne s’y retrouvent plus, ne s’y reconnaissent pas, ne s’y intéressent pas. Elle ne leur est pas destinée, disent-ils. Ils n’ont pas tort.

Ils ont entre 20 et 30 ans. Des étudiants que j’ai rencontrés hier en marge du colloque D’un écran à l’autre : confluence nordique du cinéma et de la télévision, à l’UQAM. Une rencontre entre ceux qui font de la télévision, ceux qui l’étudient et l’observent, et ceux qui souhaitent en faire, ici comme en Scandinavie (la conférence, organisée par les professeurs de l’École des médias Pierre Barrette et Margot Ricard, accueille aussi des universitaires et artisans suédois).

« On regarde plutôt ce qui se fait ailleurs comme à HBO, m’a dit une étudiante en scénarisation qui n’arrive pas à percer le marché du travail. Les séries québécoises ne s’adressent pas à nous. Série noire, c’est l’exception qui confirme la règle. Alors on travaille sur des webséries avec des budgets dérisoires. Tout le monde a sa websérie, mais personne n’arrive à en vivre. »

Les jeunes hommes québécois de 18 à 25 ans ont complètement délaissé la télévision québécoise ; les jeunes femmes y prêtent à peine plus d’attention, expliquait hier une professeure du département de communication.

La désaffection marquée des jeunes pour la télévision québécoise – responsable notamment du déclin de la programmation destinée aux adolescents et jeunes adultes – ne marque pas seulement le début de la fin d’un modèle économique. Elle fait aussi craindre le pire pour la suite, d’un point de vue culturel.

Notre télévision a beau attirer encore et toujours des auditoires remarquables avec des émissions de qualité, elle vise de plus en plus à séduire une clientèle type de 50 ans et plus, intéressée par des contenus consensuels et conventionnels, calibrés selon des normes bien établies.

C’est ce qui explique notamment qu’une série « efficace » comme Les jeunes loups, ni plus ni moins que de la télé à numéros à mon sens, attire quatre fois plus de téléspectateurs à TVA que sa concurrente directe à Radio-Canada, Série noire, pourtant cent fois plus pertinente, intéressante et originale.

Une autre explication tient au fait qu’une grande partie du public cible de Série noire ne regarde pas la télé en direct, le lundi à 21 h, en s’encombrant de publicités rébarbatives et d’autopromotions radio-canadiennes. Il découvre cette série autrement, en rafale, sur Tou.tv, sur le web (ou ne soupçonne malheureusement pas son existence).

Puisque le calcul traditionnel des cotes d’écoute ne tient pas bien compte des nouvelles plateformes de diffusion (du moins pas officiellement), Série noire, l’émission québécoise la plus enthousiasmante de la dernière année, risque de ne pas connaître de suite.

L’exemple n’est pas anodin. Il est symptomatique du danger qui guette la vitalité de notre télévision. Plus les jeunes adultes vont délaisser la télévision québécoise au profit de contenus mondialisés plus audacieux – disponibles sur le web grâce au moindre téléphone intelligent – , moins notre télévision, à la croisée des chemins et ne sachant comment les retenir, se donnera la peine de produire des contenus susceptibles de les intéresser.

Les dirigeants de chaînes souhaitent bien sûr renouveler leur clientèle, mais pas au détriment de celle qui leur est fidèle, et qui semble trouver du réconfort dans le conformisme. C’est un cercle vicieux. Non seulement pour les diffuseurs, mais pour les jeunes qui souhaitent faire carrière dans l’audiovisuel et n’y trouvent pas de débouchés, faute de productions adaptées à leurs qualités et intérêts.

Le modèle économique de la websérie tarde à faire ses preuves ; celui de la télévision conventionnelle est menacé : voilà qui suscite bien des inquiétudes. Le phénomène n’est pas seulement québécois, tant s’en faut. En Suède aussi, les jeunes sont bien davantage inspirés par le contenu sur le web que celui que diffuse la télévision nationale, expliquait hier Marianne Persson, une productrice qui enseigne à la Stockholm Academy of Dramatic Arts.

Je participais avec elle à l’atelier intitulé « Les thèmes abordés par nos séries, le reflet de nos cultures ? » Question à laquelle j’ai répondu ceci : si nos séries reflètent notre culture, c’est une construction lisse et homogène de cette culture, qui ne représente pas de manière fidèle la réalité multiethnique et linguistique du Québec.

Une autre raison qui explique le désintérêt des jeunes vis-à-vis de notre télévision, me disait hier une étudiante en scénarisation afro-québécoise, qui ne se reconnaît pas davantage dans la représentation que fait le petit écran de notre société.

La télévision québécoise tente de nous plaire, en présentant à un large auditoire une image dans laquelle elle souhaite qu’il se reconnaisse. Ce n’est certainement pas un « Nous » inclusif. Les jeunes Québécois d’origine maghrébine, asiatique ou antillaise se reconnaissent encore moins que les autres gens de leur génération dans notre télévision.

Ils y sont non seulement sous-représentés, mais la plupart du temps de manière caricaturale ou péjorative. Ce qui ne les encourage pas à s’inscrire dans les écoles de théâtre et les conservatoires, pour être condamnés à des petits rôles d’intégristes, de revendeurs de drogue ou de membres de gangs de rue.

Le bassin multiethnique d’interprètes n’est pas assez grand, rétorquent certains scénaristes d’expérience, qui disent avoir beaucoup de difficulté à intégrer, comme le souhaitent les diffuseurs, plus de diversité dans nos séries.

C’est l’œuf ou la poule ? leur ai-je demandé, comme on le fait à TVA. Car le manque de représentativité de notre télévision est aussi un cercle vicieux. Plus on proposera de rôles diversifiés, plus il y aura d’acteurs d’origines diverses. Plus il y aura d’acteurs, plus il y aura de rôles.

Plus on fera de place aux jeunes, en leur proposant une télévision qui leur ressemble et les allume, plus notre télévision sera audacieuse. Et plus des séries marquantes comme Série noire pourront exister, en s’inscrivant dans notre patrimoine télévisuel, plus il y a de chances que l’on se souvienne, dans 20 ans, voire 30 ans, de ce qu’elles avaient à dire sur la société dans laquelle on vit.

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