Le jour de Rabii

Des singes et des hommes

Je ne reviens pas sur mon dernier texte. Il n’y a pas de fil conducteur entre mes textes. C’est comme ça.

Fable moderne. Inspirée d’expériences de G.R. Stephenson et de Wolfgang Kohler. Des années 20 à 70.

Des scientifiques placent ensemble, dans une cage, cinq singes. Au milieu de la cage, une échelle. Au sommet de l’échelle, une banane.

Tu le devines, les cinq singes veulent la banane. Parce que c’est comme ça ; les singes mangent des bananes. C’est ce qu’on nous enseigne, plus jeunes. C’est adorable. 

Les singes mangent aussi des insectes.

Certains singes mangent d’autres singes. Ça, plus jeunes, on ne nous en parle pas. Ça s’illustre très mal à l’aquarelle dans un livre pour enfants.

Bref ; cage, cinq singes, échelle, banane. Chaque fois qu’un singe escalade l’échelle pour saisir la banane, les scientifiques aspergent les cinq d’eau froide.

Les singes finissent par comprendre qu’à chaque fois qu’ils tentent de s’emparer du fruit, ils sont aspergés d’eau glaciale. Alors, à chaque fois qu’un singe s’essaie, les autres le tabassent pour l’empêcher de monter l’échelle.

Une fois les cinq singes conditionnés, on en retire un. On le remplace par un nouveau singe.

Aussi, on abandonne l’arrosage ; plus de douches froides.

Le nouveau n’en sait rien, du jet d’eau. Donc aussitôt qu’il intègre la cage et qu’il voit la banane, il tente d’aller la chercher. Les quatre singes initiés lui sautent dessus et le battent pour l’empêcher de monter l’échelle.

Et là, n’oublie pas ; il n’y a plus de douche froide. Mais au bout d’un moment, le nouveau singe, sans savoir pourquoi, finit par comprendre qu’il ne doit pas tenter de choper la banane.

Ensuite, on enlève un deuxième singe. On le remplace par un nouveau. Il lui arrive la même chose que le premier remplaçant. Ce premier remplaçant rejoint même les autres dans leurs efforts de dissuasion : lui aussi se met à battre le plus récent contrevenant.

Les scientifiques continuent : ils retirent un singe après l’autre.

Puis, après cinq, le dernier des singes qui savent pourquoi il ne faut pas tenter de manger la banane – ceux qui ont vécu les douches froides – finit par quitter la cage.

Il est remplacé. 

La cage compte maintenant cinq singes qui n’ont jamais été arrosés. Cinq singes qui n’ont aucune espèce d’idée pourquoi il ne faut pas monter l’échelle, mais qui battent quand même celui qui s’essaie. 

Parce que c’est comme ça.

Les singes resteront pris dans leur cercle vicieux jusqu’à ce qu’on les remplace tous. D’un seul coup.

Jusqu’à ce que ça arrive, la micro société qu’ils forment est coincée avec des normes et des restrictions. Des normes qui, un jour, avaient peut-être lieu d’exister, mais qui, après remise en question – si remise en question est possible – seraient peut-être redéfinies.

Jusqu’à ce que ça arrive, ces cinq singes vivent dans un monde qu’aucun d’eux n’a choisi. Qu’aucun d’eux n’a défini ou redéfini, mais que tous ont perpétué.

On remet en question une loi, on remet en question une pratique. On te dit que c’est comme ça.

« Pourquoi ? »

« Parce que c’est comme ça. Je suis un expert. »

Des experts. On t’enseigne une formule. On t’enseigne à l’appliquer. On ne t’enseigne pas à la remettre en question.

Des experts qui savent. Des experts qui récitent une formule. Comme celle que récitaient ces singes, sans savoir pourquoi. Sans plus savoir à qui elle sert, la formule. Ou encore si elle sert, point.

Sans se demander si elle nuit.

Des singes formés par d’autres singes.

Monkey see, monkey do.

On t’enseigne le monde pour ce qu’il est, pas pour ce qu’il pourrait être. On t’enseigne le monde à l’indicatif, alors qu’il serait tellement plus excitant au conditionnel.

Serait.

Je ne reviens pas sur mon dernier texte. Il n’y a pas de fil conducteur entre mes textes.

C’est comme ça.

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