SOCIÉTÉ

L'enfance, c'est fait pour jouer

Les spécialistes de l’enfance sont catégoriques : les jeunes ont de moins en moins de temps et d’espace pour jouer. Ils sont coincés entre l’école, les devoirs et les activités parascolaires. Et quand ils jouent, ils le font sous la supervision d’un adulte – pour éviter des blessures, des chicanes, une collision avec une voiture, une agression…

Leurs jeux sont souvent motivés par un objectif précis comme faire de l’exercice, apprendre l’alphabet ou améliorer leurs habiletés mathématiques. « Les enfants ne jouent plus pour jouer, c’est-à-dire sans autre but que d’avoir du plaisir », résume Carl Honoré, journaliste et auteur du Manifeste pour une enfance heureuse.

Sous l’impulsion de notre société de performance, le jeu s’est métamorphosé, estime-t-il. « Nous sommes obsédés par les objectifs, les cibles, les résultats. Quand on est incapable de mesurer une chose ou une activité, elle perd de sa valeur. C’est ce qui est arrivé avec le jeu. » « Mes étudiants ne comprennent pas qu’on puisse laisser des enfants de maternelle s’amuser avec des LEGO sans intervenir, dit Nicole De Grandmont, orthopédagogue et chargée de cours en éducation à l’Université du Québec à Montréal. Ils se sentent obligés de donner des indications aux élèves, afin de pouvoir les évaluer et de faire état de leurs progrès dans le bulletin. Sans résultats tangibles, les parents pensent que les enfants perdent leur temps. »

Pourtant, c’est grâce au jeu libre – une activité spontanée, sans règle préétablie, exécutée pour le plaisir et non dirigée par les adultes – que les enfants « découvrent les leçons de vie les plus importantes, celles qui ne sont pas enseignées à l’école », croit Peter Gray, psychologue américain et professeur au Boston College. 

« C’est en jouant librement que les enfants apprennent à résoudre leurs problèmes, à prendre en charge leur propre vie, à se faire des amis, à se familiariser avec la différence, à adopter le point de vue de l’autre, à faire preuve de créativité, à apprivoiser leurs peurs, à gérer leur colère et à explorer leurs aptitudes, leurs limites et leurs intérêts », énumère-t-il. Peter Gray est d’ailleurs convaincu que l’appauvrissement du jeu libre explique en partie l’augmentation de l’anxiété et du suicide chez les adolescents, le déclin de leur capacité empathique, l’exacerbation de leur narcissisme, de même que la multiplication des actes d’intimidation. 

Ouste, les adultes ! 

Le pire ennemi du jeu libre est l’adulte. « Leur penchant à diriger le jeu ou à montrer la "bonne" façon de jouer ruinera en tout ou en partie le plaisir des enfants qui, naturellement, savent comment jouer », déclare Peter Gray. Carl Honoré abonde en ce sens, tout en précisant que les parents qui agissent de la sorte sont, pour la plupart, pétris de bonnes intentions. « Nous voulons toujours le mieux pour nos enfants, mais en imposant notre conception du jeu, nous tombons dans un interventionnisme toxique », affirme-t-il. 

Le journaliste en veut pour preuve une recherche menée en 2011 par des scientifiques américains portant sur les terrains de jeux. Ils ont découvert que les enfants de parents surprotecteurs sont 50 % moins actifs que ceux à qui on laisse davantage d’indépendance. Autrement dit, surveiller sans cesse son enfant pour qu’il ne grimpe pas trop haut ni ne fasse le fou dans la glissoire nuit à sa capacité de jouer.

« Le problème se situe dans la judiciarisation de l’éducation des enfants, analyse Nicole De Grandmont. Les parents, comme les enseignants, craignent de laisser trop de liberté aux enfants de peur qu’ils ne se blessent. Évidemment, personne ne veut se faire accuser de maltraiter un enfant ! On doit toutefois être plus souple dans notre approche. Les adultes trouvent normal que les enfants tombent quand ils commencent à marcher, mais refusent qu’ils "tombent" psychologiquement dans le reste de leurs apprentissages. Ce n’est pas normal ! »

Réapprendre à jouer

Il n’existe pas de recette miracle pour renouer avec le jeu libre : il faut du temps et un certain lâcher-prise. « C’est un lent processus, admet Carl Honoré. Je suis passé par là avec mes propres enfants. J’habite Londres où la congestion routière est monstrueuse. Ma femme et moi sommes parvenus, petit à petit, à surmonter nos craintes et notre paranoïa afin de laisser nos enfants sortir de la maison seuls pour aller rejoindre leurs copains. »

Jouer librement en toute sécurité n’est pas impossible. Il suffit d’un peu d’imagination, selon Peter Gray. « Les parents pourraient demander à ce que le gymnase de l’école locale soit ouvert gratuitement aux enfants du quartier ou que la municipalité engage des surveillants dans les parcs. Ainsi rassurés, ils ne se sentiraient pas obligés d’accompagner leurs enfants. Ils leur offriraient le plus beau cadeau qui soit, c’est-à-dire la liberté de décider par eux-mêmes, de résoudre leurs problèmes, de devenir un peu plus autonomes. En un mot, de jouer à être un adulte. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.