Alimentation

Un éternel objet de débat

L’introduction des aliments solides dans le régime des bébés s’accompagne souvent de sentiments contradictoires pour les parents. Il y a le bonheur de faire découvrir à leur chérubin de nouvelles saveurs et textures. Mais il y a aussi les craintes liées aux risques d’étouffement et de réactions allergiques, sans compter les nombreuses frustrations devant les bouchées recrachées et les petites lèvres obstinément fermées.

« C’est une étape très importante qui génère parfois de la confusion et de l’anxiété, surtout avec un premier bébé », confirme Louise Lambert-Lagacé, auteure du livre Comment nourrir son enfant, ouvrage de référence pour des centaines de milliers de parents québécois depuis 1975.

La diététiste publie d’ailleurs un nouveau guide cet automne intitulé Mon bébé peut-il manger des artichauts?. On y trouve un résumé des nombreuses questions que la spécialiste reçoit au quotidien. Faut-il donner de l’eau au bébé? À quel âge peut-on offrir des solides? Bio ou pas? Et le miel? Le sel? Les multivitamines? Les probiotiques? La diversité et l’ampleur des interrogations illustrent clairement le désarroi des parents.

Les scientifiques ne s’entendent pas

Le régime des bébés n’est pas que l’obsession des mamans. Ce sujet est encore et toujours une source de débat, voire de controverse dans le milieu médical. James Friel, professeur en nutrition infantile à l’Université du Manitoba, en a été témoin. Il a fait partie du Groupe de travail conjoint sur l’alimentation du nourrisson mis sur pied par Santé Canada. Mais il en a claqué la porte en 2012, quelque temps avant que le comité ne fasse ses recommandations aux professionnels de la santé. Selon lui, le Groupe a agi trop vite en conseillant d’offrir aux bébés âgés de 6 mois de la viande comme premiers aliments complémentaires pour prévenir les carences en fer.

« Il n’y a pas suffisamment de données probantes pour justifier cette décision, juge-t-il. Il y avait des membres du comité qui affichaient une très grande passion pour les bébés et leur alimentation… au point où ce n’était plus une question de science, mais bien une question d’émotions, de souhaits et d’espoirs. Ils voulaient que les bébés soient plus comme ceci et que les mamans fassent davantage comme cela. Je ne pouvais plus rester dans ces conditions. »

Le moment idéal pour introduire les solides n’a jamais fait l’unanimité dans la communauté scientifique. Depuis une dizaine d’années, les autorités en santé publique conseillent de retarder l’introduction de la nourriture solide jusqu’à 6 mois pour permettre l’allaitement exclusif. Ce qui a provoqué un effet inattendu. « La consigne de l’allaitement exclusif a entraîné un phénomène que je n’avais jamais vu auparavant : des bébés à qui on donne de la nourriture après 6 mois ne veulent plus faire l’effort de mastiquer et d’avaler », remarque Louise Lambert-Lagacé. De plus en plus de spécialistes estiment maintenant qu’il faut cibler la période de 4 à 6 mois, comme c’était la norme il y a 20 ans. L’enfant serait plus réceptif aux aliments solides pendant cet intervalle.

Les aliments allergènes, comme le blé, les arachides, le poisson et l’œuf complet, sont aussi reconsidérés. Encore récemment, on préconisait une introduction de ces solides après 12 mois. Plusieurs recherches ont démontré que les scientifiques faisaient fausse route : cette méthode a augmenté l’incidence d’allergies. « Il vaut mieux les offrir graduellement entre 4 et 6 mois », croit pour sa part Mme Lambert-Lagacé.

Du bacon à 9 semaines

L’histoire tend à se répéter, dit-on, et celle de l’alimentation des nourrissons ne fait pas défaut au dicton. « Entre la fin du XIXe siècle et les années 50, nous sommes passés de l’allaitement quasi exclusif pendant un an à une méthode alliant le biberon et l’introduction d’aliments solides à 6 semaines de vie à l’aide de préparations commerciales », observe Amy Bentley, professeure à l’Université de New York, spécialisée dans l’histoire de la nutrition infantile.

Selon elle, ce changement résulte d’une panoplie de facteurs : l’industrialisation, la production de masse, la transformation des habitudes de consommation, la découverte des vitamines, la promotion de la science comme autorité ultime et la médicalisation de la naissance et de l’enfance. « Nourrir son enfant avec de petits pots était le signe de l’adoption de valeurs modernes comme le progrès, l’efficacité et le capitalisme », poursuit-elle.

Déjà, à l’époque, plusieurs médecins avaient le sentiment que l’introduction toujours plus précoce d’aliments solides – souvent avant deux mois – n’était pas fondée sur des données concluantes. Un pédiatre de Miami, Walter W. Sackett, a même poussé l’audace jusqu’à offrir des céréales à des nouveau-nés pour conclure l’introduction des solides à 9 semaines avec du bacon et des œufs!

Il faudra attendre encore plusieurs décennies – et quelques générations de parents – avant que l’allaitement ne revienne en force et que les purées maison ne fassent concurrence à leurs rivales commerciales.

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