Chronique

Rentable, faire la rue ?

Il y a cinq ans, Montréal ne comptait aucun camion de cuisine de rue. Et fonctionnaires et élus trouvaient farfelue l’idée de les laisser se promener en ville.

Vendredi dernier, plus de 17 000 personnes sont passées par l’Esplanade du Stade olympique pour manger les poutines, jus de fruits frais, dumplings, guédilles au homard, pierogis et autres crèmes glacées offerts par près d’une cinquantaine de camions, dont une trentaine sillonnent les rues de Montréal pendant les beaux jours.

Les files d’attente à cet événement des « premiers vendredis du mois » organisé par l’Association des restaurateurs de rue du Québec étaient parfois aussi longues que rapides – les meilleurs camions traitent quatre commandes à la minute et d’autres, 100 clients à l’heure.

Bref, l’offre et la demande pour ces services alimentaires ont explosé dans la métropole en quatre ans à peine.

On est loin de l’époque où le camion de Grumman78 – le pionnier – devait presque se cacher dans les parkings privés pour servir ses tacos réinventés.

En 2013, quand le projet-pilote de cuisine de rue a été lancé par la Ville de Montréal, le candidat à la mairie feu Marcel Côté, grand consultant en gestion et habitué des études de faisabilité, m’avait confié en entrevue qu’au-delà de l’intérêt réel pour la qualité de vie en ville de la présence de tels camions, il avait des doutes sur leur rentabilité. Et il se demandait si Montréal réussirait à garder à long terme des offres alimentaires sur roue intéressantes et différentes des modèles de « fast food » à bas prix.

Quand on voit les camions vendre des quantités astronomiques de nourriture moderne et allumée, comme c’était le cas vendredi dernier, il est difficile de croire que ces restaurants à roulettes n’engrangent pas les profits. Pour l’Association des restaurateurs de rue du Québec (ARRQ), en tout cas, qui paie un loyer au Stade et demande en retour un loyer de 400 $ aux camions participants et récolte des profits sur la vente d’alcool, l’événement est profitable et permet de renflouer les caisses pour l’été, explique Guy-Vincent Melo, cofondateur de l’association.

Mais la réalité, disent les exploitants des camions, c’est qu’au-delà d’événements aussi populaires, il est effectivement difficile de faire des marges intéressantes. Ce n’est pas du tout impossible, mais cela demande beaucoup de travail et un modèle d’affaires bien ficelé.

« Une grosse soirée comme vendredi, on peut aller chercher 10 000 $ en revenus », confie Emily Homsy, qui pilote le camion du Pied de cochon, de loin un des plus populaires sur le site du Stade. « Mais quand on regarde tout ce qu’on a gagné l’an dernier, au total, pendant toute la saison, on n’a pas fait grand profit. Donc, on est en train d’analyser tout ça pour faire mieux. »

L’abandon du projet est-il une possibilité, si la rentabilité ne vient pas ? « Non, répond Mme Homsy. C’est trop l’fun. La question, ce n’est pas “On abandonne ou non ?” La question, c’est “Comment on rend ça rentable ?” »

Même son de cloche d’Annie Clavette, propriétaire du restaurant Gras Dur et pilote d’une flotte incluant notamment le Das Truck, le Bacon Truck et le Schnitzel Truck.

« Tout le monde pense que c’est rentable parce qu’on a peu d’infrastructures, mais c’est faux. Il faut payer pour nos permis, nos emplacements, nos assurances. Et tout ça en double car le règlement de la Ville demande qu’on ait pignon sur rue aussi, donc il y a ce loyer-là… Et il y a une limite aux prix qu’on peut demander. »

Selon Mme Clavette, le projet en vaut la peine, c’est clair. Et son mari, spécialiste en gestion de la restauration, a d’ailleurs quitté son emploi pour se joindre à elle et travailler à temps plein sur cette nouvelle entreprise. « C’est mon meilleur atout, dit-elle. Mais il faut travailler fort pour faire tout cela intelligemment. »

La clé ? D’abord trouver des économies d’échelle en ayant plusieurs camions et un restaurant traditionnel. On peut ainsi fidéliser des fournisseurs, chercher des rabais de volumes et avoir de la marge de manœuvre pour écouler les aliments et donc minimiser les pertes. Mme Clavette croit aussi que les camions doivent tenir à leur identité de marque et garder leurs concepts simples lorsqu’ils sortent dans des foires hyper achalandées, mais savoir être souples quand arrive l’hiver, la saison calme, pour ne rater aucune demande privée.

M. Melo, lui, observe que les camions qui roulent le mieux sont ceux qui ont su trouver des pratiques ultra-simples et rapides pour servir de très gros volumes de très bonne nourriture en peu de temps. Son conseil pour les nouveaux : faites-en moins, faites-le bien. Et vite.

Mme Homsy, elle, a un conseil pour la Ville de Montréal : la vie des camions serait bien facilitée si on acceptait de revoir les emplacements qui leur sont réservés. « Parfois, on est à 30 mètres de l’endroit idéal, mais juste pas à l’endroit idéal », dit-elle.

Trop souvent, ajoute la chef, le camion rate sa cible pour pas grand-chose et perd beaucoup de clientèle piétonne potentielle.

Jusqu’à présent le meilleur emplacement est sans hésiter celui de la Place du Canada, en semaine, confie la chef. Là, tous les gourmands qui descendent des bureaux du centre-ville pour le lunch sont au rendez-vous.

Mme Clavette, elle, croit que la rentabilité des camions pourrait être améliorée si certains grands événements acceptaient de baisser les prix des droits pour y participer. « Parfois, ils nous demandent 1500 $ par jour et encore plus si on fait un gros chiffre d’affaires. À ce moment-là, ils prennent 25 % des recettes. »

Mme Homsy, elle, explique que son camion ne va plus dans de tels événements. Le plus qu’on accepte de remettre, c’est 5 % des recettes. Un premier changement pour trouver la rentabilité ?

« Oui. Chez nous, il y a plein de gens qui veulent travailler là-dessus, trouver des solutions, dit-elle. On va y arriver. On veut vraiment que ça marche. »

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