Chronique

Une révolution
menée par deux mères sécessionnistes…

Le conseil municipal de Saint-Bruno
a adopté lundi dernier une résolution
visant à annexer un quartier cossu
de son voisin, Carignan, à l’initiative
de deux résidantes insatisfaites
des services offerts par cette
dernière ville. Un processus
d’annexion qui remet en question
l’existence même de Carignan…
et du développement anarchique
de la banlieue de Montréal.

La dernière fois que Jessica Leclerc a acheté un électroménager, elle a demandé qu’on le livre à Saint-Bruno. Mais elle n’habite pas à Saint-Bruno.

C’est que le quartier où elle réside ressemble à s’y méprendre à un nouveau quartier de Saint-Bruno. La pharmacie et l’épicerie les plus proches sont à Saint-Bruno. Le centre communautaire et la bibliothèque sont à Saint-Bruno. Le pédiatre et le dentiste que fréquente le voisinage sont aussi à Saint-Bruno.

Et pourtant, ce n’est pas un quartier de Saint-Bruno. Même si Google Maps le situe à Saint-Bruno. Même si on croise une pancarte « Bienvenue à Saint-Bruno » en s’y rendant.

« On habite Saint-Bruno… mais ça s’appelle officiellement Carignan », précise la jeune mère de famille, à la tête d’un mouvement sécessionniste avec sa voisine Sophie Bergeron.

Bon, le mot est trop fort, c’est vrai. Les deux femmes, fortes d’une pétition en ce sens, souhaitent simplement l’annexion de leur quartier, Carignan-sur-le-Golf, à Saint-Bruno. Elles n’aiment d’ailleurs pas le mot « sécessionnistes ». « Notre problème n’a rien à voir avec l’Ukraine ! », lancent-elles.

N’empêche, le mouvement qu’elles ont lancé a son importance « géopolitique ». Il remet en question les rapports entre la géographie et la politique municipale en banlieue de Montréal.

En remettant en question l’existence de Carignan-sur-le-Golf, Jessica Leclerc et Sophie Bergeron remettent en effet en question l’existence de Carignan et, par la bande, celle des banlieues ayant profité d’un développement irréfléchi au cours des dernières années…

***

L’hôtel de ville de Carignan est situé en plein champ. Il n’y a pas d’aréna, pas de caserne, pas de bibliothèque autour. En fait, il n’y a ni aréna, ni caserne, ni bibliothèque à Carignan.

Pas surprenant, le territoire de la ville est agricole à 90 %. Les 8000 résidants de la municipalité se concentrent dans des enclaves adossées à d’autres villes, si bien que Carignan puise la presque totalité de ses services chez ses voisines.

Il suffit de passer quelques minutes dans l’entrée de l’hôtel de ville pour s’en convaincre. On y retrouve des brochures pour un paquet de services, mais aucun offert sur place.

Le comité d’alphabétisation est à Marieville. Le centre de prévention du suicide, à Saint-Jean. Le centre local de développement est rattaché à la Vallée-du-Richelieu. Le réseau de mentorat pour entrepreneurs se trouve en Montérégie. Et les avis officiels de la municipalité sont publiés dans le journal Chambly Express.

Pas sorcier, Carignan est un non-sens urbanistique, une zone tampon oubliée par la vague de fusions des années 2000.

Le maire René Fournier n’est évidemment pas d’accord, mais il concède que la géographie de la ville est un « défi ». « Carignan est très étendu et donc, beaucoup de citoyens sont plus près d’autres villes que de l’hôtel de ville, reconnaît-il. C’est normal qu’ils se sentent loin. »

C’est ce qui pose des problèmes pour Jessica Leclerc et Sophie Bergeron, qui habitent à 200 mètres de Saint-Bruno… mais à
10 kilomètres de l’épicentre de Carignan. La nouvelle école des enfants est très loin, de même que le CLSC, l’hôpital auquel elles sont rattachées, l’aréna censé les desservir à Chambly, etc.

« Quand on s’est installé, explique Sophie Bergeron, le promoteur nous avait dit que des ententes existaient avec Saint-Bruno, et donc qu’on aurait accès à tous les services de cette ville. Mais c’est faux, puisqu’on passe après les résidants de Saint-Bruno, comme des citoyens de seconde zone. »

Ce dur constat, elle l’a fait au cours des derniers mois, lorsqu’elle a tenté d’inscrire ses trois filles à la natation. On lui a répondu que les enfants de Saint-Bruno avaient priorité et qu’ils étaient si nombreux qu’il ne restait tout simplement plus de place.

« On m’a tout bonnement renvoyé mon chèque. Pas de natation cette année… »

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Carignan, comme d’autres, est en quelque sorte victime du développement anarchique des dernières décennies, qui a permis aux promoteurs de bâtir n’importe où, sans réflexion ni planification.

L’important pour les promoteurs était de construire gros et à proximité d’une autoroute, ce à quoi applaudissaient les municipalités dépendantes des recettes foncières. Et au diable les conséquences sur le territoire, l’environnement, les services aux citoyens…

Comme l’île au Foin un peu plus à l’est, Carignan-sur-le-Golf est un secteur boisé qu’on a tout simplement livré aux promoteurs sans s’interroger sur la pertinence d’y construire de très grosses résidences sans que la municipalité ne puisse offrir un minimum de services à leurs occupants, pour la plupart de jeunes familles aux enfants nombreux.

Le pire, c’est qu’il se construit tout juste à côté un nouveau quartier de 400 unités, dans le golf Le Riviera. Un quartier où s’installeront de nouveaux résidants de Carignan… qui demanderont immanquablement des services que ne pourra leur offrir la Ville.

Et déjà, des rumeurs voulant que d’autres enclaves de Carignan soient inspirées par les mères sécessionnistes circulent. Un effet boule de neige que craint le maire Fournier, qui ne sourcille même pas quand on évoque le possible éclatement de sa ville, surtout dans un contexte où le territoire agricole est gelé.

« Nous sommes des créatures du gouvernement, dit-il la mine basse. C’est donc le Ministère qui aura le dernier mot… »

Carignan, possiblement, est une ville condamnée qui pourrait éventuellement disparaître. Et avec elle, espérons-le, une façon révolue de développer le territoire.

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