Chronique

Notre recherche nourrit-elle les paradis fiscaux ?

Nos gouvernements donnent beaucoup beaucoup d’argent aux entreprises pour les encourager à faire de la recherche et développement (R et D). Et ils espèrent que leurs mesures incitatives finiront par rapporter de beaux fruits juteux aux Canadiens.

Or, une étude fouillée permet de penser que le Canada est victime des paradis fiscaux à ce chapitre. En particulier, il est possible qu’une partie de nos crédits d’impôt servent à financer des recherches dont les brevets sont ultimement transférés dans des pays fiscalement plus accueillants.

L’étude a été réalisée par un tandem de chercheuses de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke, nommément Julie St-Cerny Gosselin et Lyne Latulippe. Le mérite de l’étude tient notamment au fait qu’il existe relativement peu de données fiables pour détailler le phénomène.

Le Canada ne serait pas le seul pays industrialisé à en être victime. Il est clair, cependant, que certains paradis fiscaux ou quasi-paradis fiscaux ont une proportion anormalement élevée de brevets et reçoivent une part disproportionnée de redevances de brevets venant de l’étranger.

Voyons voir. D’abord, les chercheuses ont voulu savoir quelle proportion des brevets enregistrés dans chacun des principaux pays a été, dans les faits, développée à l’étranger. Au Canada, par exemple, sur 100 brevets inscrits au pays, une vingtaine est le fruit de recherches réalisées par un inventeur de l’étranger. En Allemagne, cette proportion de transferts est d’environ 10 % et en Suède, de 25 %.

Or, dans les pays à fiscalité avantageuse, cette proportion explose. Au Luxembourg, 85 % des brevets viennent de l’étranger. Aux Pays-Bas, en Irlande et en Suisse, cette proportion varie entre 45 et 55 %. Dit autrement, tout indique que des multinationales transfèrent dans ces pays fiscalement accueillants des brevets qu’elles ont développés ailleurs.

Autre indicateur : le niveau de redevances tirées des brevets qu’un pays reçoit de l’étranger. Au Canada, nos entreprises inscrivent dans leurs états financiers des revenus annuels de redevances de brevets étrangers qui varient entre 9 et 14 % de l’ensemble de leur R et D réalisée au Canada.

Ce niveau est plus faible que celui des autres grands pays de l’OCDE. Par exemple, des pays exportateurs reconnus pour leur R et D, comme la Suède et la Finlande, reçoivent plus de 25 % de redevances étrangères avec leurs brevets.

Certes, il est possible qu’au-delà des questions fiscales, le Canada n’obtienne pas de résultats aussi enviables avec ses recherches. Toutefois, ce niveau équivaut à une fraction des redevances étrangères que reçoivent certains pays fiscalement accueillants. Aux Pays-Bas, cette proportion est de quelque 150 %, tandis qu’elle dépasse 120 % en Hongrie et en Irlande, et atteint près de 70 % au Luxembourg. Les Hongrois sont-ils devenus des inventeurs géniaux ?

Poussant plus loin leur analyse, les chercheuses ont comparé les redevances de brevets que versent à l’étranger nos entreprises canadiennes (incluant les filiales canadiennes de multinationales) par rapport à celles qu’elles reçoivent.

Or, elles ont constaté que nos entreprises versent 2,7 fois plus d’argent qu’elles n’en reçoivent. En particulier, ce rapport est de 4,9 entre le Canada et l’Union européenne pour les sociétés affiliées, et il a triplé depuis 2005. Sachant que plusieurs pays facilitateurs (Pays-Bas, Luxembourg, etc.) sont en Europe, il y a lieu de s’interroger.

Les chercheuses n’ont pu savoir spécifiquement si les redevances versées à l’étranger proviennent de recherches effectuées au Canada, mais elles s’interrogent. « On a raison d’être inquiets. Des indices nous permettent de penser que nos crédits de R et D servent à financer des brevets transférés à l’étranger », dit Lyne Latulippe, professeure de fiscalité à l’Université de Sherbrooke.

Le fisc canadien n’est pas naïf, bien sûr. En 2006, j’écrivais justement en manchette de La Presse que Revenu Canada avait transmis un avis de cotisation record à la société pharmaceutique Merck. L’avis concernait des brevets de médicaments développés notamment à Montréal, mais transférés à la Barbade.

En soi, le transfert de brevets n’est pas interdit, mais la valeur du brevet transféré est imposable. Or, que vaut un brevet qui permettra à une entreprise de réaliser des ventes et des profits imposants pendant plusieurs années ?

En fin de compte, Merck a dû payer 660 millions de dollars d’impôts additionnels et d’intérêts à Revenu Canada liés à cette affaire, est-il indiqué dans les états financiers de 2011 de l’entreprise. D’autres avis de cotisations postérieurs de Revenu Canada, encore au sujet de la valeur de transferts, devaient coûter 710 millions à Merck, selon ces mêmes états financiers.

Cela dit, bonne nouvelle, l’offensive fiscale mondiale de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) pourrait changer la donne. Cette offensive, nommée projet BEPS (1), recommande que tous les pays concernés abolissent leur régime fiscal avantageux pour les redevances de brevets d’ici 2021. L’Irlande a justement annoncé qu’elle consentait à y mettre fin.

D’autres pays, comme le Royaume-Uni et l’Australie, ont annoncé qu’elles réduisaient leurs impôts pour les redevances tirées de brevets développés localement, ce qui devrait freiner les transferts à l’étranger.

Même le Québec a emprunté cette voie, dans le dernier budget. Dès le 1er janvier prochain, le taux d’imposition des revenus liés aux brevets locaux d’entreprises manufacturières passera de 26,6 % à 19 %, ce qui coûtera une quarantaine de millions par année au trésor québécois.

Lyne Latulippe salue ces initiatives, mais souligne qu’il faut pouvoir vérifier si elles donnent des résultats et réduisent l’évasion fiscale. Or, les données sont cruellement manquantes…

(1) BEPS est l’acronyme de Base Erosion and Profit Shifting, soit érosion de la base d’imposition et transfert de bénéfices.

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