Science

Remodeler le code de la vie

« Nous touchons ici à ce que ça veut dire, être humain. Et à la façon dont nous voulons limiter notre capacité à nous transformer nous-mêmes. »

Rosario Isasi était jusqu’à tout récemment agente de recherche au Centre de génomique et politiques de l’Université McGill. Le mois dernier, celle qui est aujourd’hui professeure à l’Université de Miami a participé à Washington à un important colloque scientifique organisé conjointement par les académies scientifiques des États-Unis, du Royaume-Uni et de la Chine. Objectif : faire le point sur une nouvelle technique génétique appelée CRISPR. Et, surtout, fixer des balises pour encadrer son utilisation.

La spécialiste en éthique en est rentrée avec des questions plein la tête.

« C’était fascinant, raconte-t-elle. D’un côté, il y a beaucoup d’excitation à cause des promesses de la technique. De l’autre, on a entendu beaucoup de préoccupations et d’appels à la prudence. »

C’est que CRISPR est tout simplement l’outil le plus puissant dont a jamais disposé l’être humain pour manipuler l’ADN, le code même de la vie.

CRISPR est un acronyme anglais qui signifie Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats. Ou, en français, « Courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées ».

COUPER-REMPLACER

Les scientifiques qui utilisent CRISPR comparent souvent cette technique à un logiciel de traitement de texte.

Microsoft Word vous permet de retrouver en un instant un mot parmi des milliers d’autres, puis de le couper et de le remplacer par un autre en quelques clics. CRISPR fait la même chose avec l’ADN, cette longue molécule cachée dans toutes les cellules et qui contient les informations génétiques des êtres vivants. Grâce à cette technique, les chercheurs peuvent repérer à peu près n’importe quelle portion d’ADN, la couper et la remplacer par une autre avec une précision inégalée.

CRISPR n’est pas le premier outil capable de remodeler l’ADN. Sauf que ce scalpel moléculaire est beaucoup plus précis, rapide, flexible et bon marché que tout ce qu’on avait vu jusqu’à maintenant.

« CRISPR vient réellement changer la donne. Je dirais que [cette technique] est environ 5 fois plus efficace et 1000 fois moins chère que les techniques précédentes. Ça ouvre plein de nouvelles possibilités. »

— George Church, généticien à l’Université Harvard

« Il s’agit vraiment d’une révolution. Ce qui était de la science-fiction il y a quelques années paraît désormais possible d’ici une génération », déclare de son côté Françoise Baylis, spécialiste de bioéthique à l’Université Dalhousie, en Nouvelle-Écosse.

Des milliers de chercheurs du monde entier utilisent déjà CRISPR pour réorganiser l’ADN des cellules des plantes, des animaux et même des êtres humains.

CRISPR CONTRE LE CANCER

À l’Institut de recherche en immunologie et en cancérologie (IRIC) de l’Université de Montréal, par exemple, des chercheurs utilisent CRISPR pour tenter de propulser la lutte contre le cancer à un autre niveau.

Dans un laboratoire chargé de fioles et de béchers, l’équipe du professeur Michael Tyers se livre à une drôle expérience : utiliser le scalpel CRISPR pour saboter délibérément, un à la fois, chacun des 24 000 gènes du génome humain.

Les manœuvres ne se font évidemment pas sur des cobayes humains, mais sur des cellules humaines cancéreuses qu’on fait « pousser » en laboratoire. L’idée est de produire des cellules dans lesquelles tous les gènes fonctionnent, sauf un.

« Imaginez qu’on a une bouteille contenant des milliards de cellules humaines cancéreuses, illustre Thierry Bertomeu, agent de recherche à l’IRIC. On a donc des cellules dont le gène numéro un est cassé. D’autres dont le gène numéro deux est cassé. Et ainsi de suite jusqu’à 24 000. »

L’équipe du professeur Michael Tyers envoie ensuite un médicament anticancer dans la bouteille. Et regarde quelles cellules tombent en premier et lesquelles résistent le mieux.

« Ça nous permet de comprendre rapidement quels gènes influencent la survie des cellules au médicament, et donc de comprendre comment celui-ci agit », explique M. Bertomeu.

À terme, l’équipe espère utiliser la technique pour prédire les effets secondaires des médicaments et en concevoir de plus efficaces.

Avant l’arrivée de CRISPR, briser chacun des 24 000 gènes de l’être humain de façon ciblée était une tâche impossible.

« Même avec des armées de techniciens qui auraient travaillé en laboratoire pendant des années, on n’y serait pas arrivé », dit M. Bertomeu.

CHANGER L’HUMAIN

La plupart des chercheurs rêvent toutefois d’utiliser CRISPR non pas pour la destruction, mais bien pour la réparation. L’idée, en principe du moins, est simple : couper les portions d’ADN problématiques chez les patients atteints de maladies génétiques, puis les remplacer par des portions saines.

D’autres ont des ambitions encore plus grandes : effectuer les réparations directement dans les cellules germinales, soit celles qui se transmettent aux descendants. Plutôt que de guérir un seul malade, on guérirait ainsi du même coup toutes les générations futures.

Mais cette idée de jouer dans l’ADN des générations futures suscite de vifs débats.

« Il y a des gens qui croient qu’on a une occasion de prendre le contrôle sur l’évolution de notre espèce, et même de créer une nouvelle espèce, dit Françoise Baylis, de l’Université Dalhousie. De mon côté, j’ai peur qu’on fasse des erreurs. C’est une chose de faire une erreur sur une personne. C’en est une autre de le faire sur une population ou sur une espèce au complet. »

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