Chronique  Médecins

Une plus grosse paye diminue la productivité

Si le gouvernement pense que la hausse de rémunération des médecins augmentera leur productivité, il se met un doigt dans l’œil. Au contraire, il faut plutôt s’attendre… à une baisse de leurs heures travaillées.

C’est ce qui ressort d’une étude minutieuse réalisée par les économistes Bruce Shearer, Nibene Habib Somé et Bernard Fortin, de l’Université Laval. Les chercheurs ont analysé la réaction de 1200 médecins du Québec aux variations de tarifs de la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ). Leur étude porte sur des médecins spécialistes rémunérés à l’acte.

Pour tirer leurs conclusions, les chercheurs ont procédé à une analyse fine du temps de travail de chacun des 1200 médecins lié à la variation de leur rémunération pour six catégories d’actes médicaux durant six ans. Le temps de travail est celui qui a été déclaré par chacun des 1200 spécialistes au Collège des médecins.

Les chercheurs ont choisi la période 1996 à 2002 pour leur étude en raison de la disponibilité des données dans le contexte d’une hausse de 5 à 25 % des tarifs des actes en 2001. Il y a donc des données avant et après la modification des tarifs. Leur étude économétrique atteint les plus hauts degrés de confiance statistique.

Face à une telle hausse de tarifs, on aurait pu s’attendre à un accroissement du volume de travail. Or voilà, il a été constaté que les heures travaillées par les médecins ont plutôt diminué, toutes choses étant égales par ailleurs.

La baisse n’est pas énorme, mais elle est claire et nette. Selon l’analyse, pour toute hausse de 10 % de la rémunération des médecins spécialistes du Québec, il y a eu un recul d’environ 1 % des heures travaillées sur la période analysée. Si l’on reporte cet impact à la flambée de 30 % de la rémunération des spécialistes entre 2007 et 2011, on pourrait conclure à un recul de près de 3 % des heures travaillées.

La chute des heures travaillées explicable par la hausse des tarifs est probablement plus importante encore aujourd’hui, compte tenu du boom de la rémunération depuis 2002.

Les raisons

L’étude est particulièrement intéressante quand on décompose les raisons du comportement des médecins. D’une part, les chercheurs constatent que, prise isolément, une hausse de tarifs incite bel et bien les toubibs à vouloir en donner plus, ce qu’ils appellent l’effet de substitution (pour substituer du travail à du temps personnel).

Toutefois, un autre effet vient annuler le premier, soit le niveau élevé de revenu des médecins (appelé l’effet revenu). Ainsi, au-delà d’un certain niveau de rémunération, l’incitation à travailler davantage diminue significativement, même avec une hausse des tarifs. Pourquoi travailler plus quand on gagne déjà beaucoup ?

Concrètement, le premier effet incite les médecins à majorer leur volume de travail d’environ 6,6 % pour toute hausse de 10 % de la rémunération à l’acte, selon l’étude. En revanche, l’effet revenu vient annuler le premier, en se traduisant par une baisse de 7,5 % du temps de travail, essentiellement. Bref, au bout du compte, l’effet est négatif sur le temps de travail, de près de 1 %.

Selon Bernard Fortin, que nous avons joint au téléphone, il est bien possible que l’effet revenu, qui provoque une diminution du temps de travail, soit bien plus fort aujourd’hui qu’en 2001, compte tenu de l’augmentation fort importante de la rémunération des médecins depuis.

Par ailleurs, les chercheurs n’ont pas encore mesuré l’impact de ces variations de tarifs selon l’âge des médecins ou leur sexe.

Vraisemblablement, les plus vieux devraient privilégier une réduction du temps de travail, d’autant qu’une hausse des tarifs pourrait leur procurer un niveau de revenus équivalent (effet revenu), au bout du compte. À l’inverse, les plus jeunes sont probablement plus enclins à substituer du temps de travail à du temps personnel avec une hausse des tarifs (l’effet de substitution serait plus fort que l’effet revenu).

Quant aux femmes médecins, dont le temps de travail est moindre que celui des hommes en moyenne, il est bien possible que l’effet revenu soit plus fort que pour les hommes. La maternité et leurs responsabilités de mère (temps personnel) pourraient jouer un rôle important, ce qui ferait diminuer leur volonté de travailler davantage avec une hausse de leur rémunération.

Tarifs de certains actes

Enfin, les chercheurs ont constaté que les médecins réagissent fortement à une hausse précise des tarifs de certains actes. Ainsi, quand le tarif d’un seul acte augmente, les médecins peuvent majorer significativement le temps de travail pour cet acte au détriment des autres (ce qui peut être voulu, imposé ou non voulu par le gouvernement).

Par exemple, dans le cas de deux catégories d’actes, ils ont constaté que le volume de travail de la première catégorie augmente de 14 % avec une hausse de tarif de 10 % pour cet acte, pendant que l’autre catégorie voit son volume diminuer dans la même proportion avec un tarif constant.

Bref, comme pour l’ensemble des citoyens, la dimension économique est l’un des facteurs qui influencent significativement le comportement des médecins. Et selon l’étude, plus la rémunération des médecins augmente, plus leur temps de travail diminue, ce qui est contre-productif.

Compte tenu de l’importance du budget accordé aux médecins, le gouvernement aurait tout intérêt à en tenir compte dans ses politiques.

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