« Liberté » et liberté

À toi qui manifestes pour la « liberté », ces jours-ci…

Les 11 et 12 juillet derniers, des milliers de Cubains sont descendus dans la rue pour protester contre la vie chère, la pénurie de nourriture et la dictature communiste.

Ça a commencé dans l’ouest de Cuba avant de s’étendre ailleurs, très rapidement. La Havane a été le théâtre de manifestations, les plus imposantes en trois décennies.

À 15 h, le 12 juillet, les émissions de télé à Cuba ont été interrompues. Le dictateur Miguel Díaz-Canel a déclaré que les manifestants tentaient de déstabiliser le pays et qu’ils seraient réprimés avec une « réponse révolutionnaire ».

Le dictateur a tenu parole : il y aurait eu 1300 arrestations, selon une ONG cubaine.

Les « procès » pour « sédition » ont eu lieu récemment. J’utilise les guillemets, car dans une dictature – pas de guillemets –, un « procès » n’a pas la même signification qu’ici.

Les « juges » ont récemment commencé à rendre des sentences, au terme de ces « procès ».

Yosnavy Rosell García, 33 ans, était accusé d’avoir lancé des roches dans une manif, à Holguín1. Il a été arrêté.

Il a été emprisonné.

Il a eu un « procès ». Et cette semaine, sa famille a été conviée au tribunal pour la sentence…

Je ne révèle pas le punch, cher « combattant ». Je te le garde pour la fin.

Les vraies dictatures ne niaisent pas avec la puck. Elles ne laissent pas des camionneurs s’installer dans les rues de leurs capitales avec des banderoles qui disent FUCK YOU au dictateur. Ceux qui sont arrêtés n’ont pas la protection d’une Charte des droits et les « juges » qui se penchent sur leur cause ne sont pas indépendants du politique. Ils SONT le politique.

Le Canada que tu dénonces est une démocratie mature, qui fait l’envie du monde, malgré ses travers. On peut dire la même chose de la démocratie dans chacune des provinces de ce pays. Nos citoyens ne se sauvent pas dans la nuit pour demander l’asile politique dans des pays comme Cuba.

(Et toi non plus !)

Même les quinquagénaires qui vont vivre à Cuba parce qu’ils trouvent Cuba si « géniale » – ainsi que leur blonde cubaine de 22 ans – gardent quand même dans leur poche arrière le passeport canadien…

(On sait jamais, hein ?)

À toi qui manifestes pour la « liberté » : ton utilisation de ce mot est une insulte pour quiconque a déjà vécu sous un régime autoritaire, dictatorial ou totalitaire.

Selon l’organisme Freedom House, qui fait une vigie de la santé démocratique des pays du globe, le Canada est un pays libre et démocratique. Nous avons des étoiles partout dans notre bulletin : une note de 98 %2.

Dans toutes les matières qui composent le bulletin de santé démocratique de Freedom House – système judiciaire indépendant, liberté d’expression, liberté universitaire, liberté médiatique, droits politiques des citoyens, élections libres, liberté de mouvement, etc. –, le Canada récolte 4 points sur 4.

Le Canada obtient 3 sur 4 dans seulement deux matières, en fait. On perd un point sur le traitement égal des citoyens à cause du sort réservé aux Autochtones.

L’autre point perdu ?

Pour la liberté religieuse… à cause de la loi 21 au Québec.

Donc, le Canada récolte 98 % dans le palmarès des pays démocratiques : c’est mieux que la France (90 %), l’Allemagne (94 %), le Royaume-Uni (93 %), et c’est beaucoup mieux que les États-Unis (82 %), dont la note recule année après année. Seules la Norvège, la Suède, la Finlande (100 %) et la Nouvelle-Zélande (99 %) font mieux que le Canada, à égalité au troisième rang avec l’Uruguay et les Pays-Bas.

Voilà. À toi qui manifestes pour la « liberté » et contre la « dictature », le Canada est dans les sept pays les plus démocratiques – donc les plus libres – du monde.

Ce serait drôle si ce n’était pas tragique, dans le grand ordre des choses. Parce que toujours selon l’organisme Freedom House, la démocratie recule, dans le monde3. Les régimes autoritaires prennent du galon. Des démocraties tombent dans les pattes de leaders autocrates qui pensent que les élections, c’est juste un show pour rester au pouvoir.

Dans un article fascinant publié en novembre, le magazine The Atlantic4 a analysé la montée des antidémocrates dans le monde. Ils forment une sorte de club qui s’entraide et qui se fiche des conséquences d’attacher chaque année les menottes de leurs citoyens un peu plus serré. Maduro, Erdoğan, Poutine, Xi Jinping et Orbán : fais tes recherches sur ces gars-là, cher combattant de la « liberté »…

Au moment où tu joues dans ce jeu de rôle format géant à Ottawa, à Québec et ailleurs, les Ukrainiens se demandent si leur État va rester libre et démocratique. L’Ukraine s’attend à être envahie par la dictature d’à côté à tout moment. Eux, les Ukrainiens, ils se demandent si leur liberté a une date de péremption. Remarque que je n’ai pas utilisé les guillemets, ici, en parlant de la liberté des Ukrainiens. Mais tu t’en sacres, des Ukrainiens. Tes crises du bacon n’ont rien à voir avec la liberté.

Je te rappelle qu’il y a cinq mois, les citoyens du Canada sont allés voter, dans des élections libres et démocratiques. Une fois les voix comptées, c’est un gouvernement libéral minoritaire qui a été appelé à former le gouvernement.

Je t’écoute, « combattant » de la « liberté », et ton discours est un copier-coller de ce que Maxime Bernier hurle sur Twitter : les vaccins sont inutiles, les élites sont contre le peuple, la pandémie est exagérée, les mesures sanitaires ne servent à rien, sinon à nous pousser encore plus vers la tyrannie…

Le Parti populaire de Maxime Bernier a récolté 5 % des voix, en septembre dernier. Il n’a fait élire aucun député. Une déroute. Le peuple dont tu te réclames semble avoir assez peu de goût pour ce genre de national-populisme qui gigote dans les sables mouvants du conspirationnisme.

Ce parti-là, s’il avait été élu, aurait épousé toutes tes vues un peu saugrenues sur la « liberté ». Mais il a perdu.

Et là, par la rue, toi, tu espères accomplir ce que tu n’as pas accompli aux urnes. Je t’écoute, « combattant » de la « liberté », je te regarde menacer des journalistes qui couvrent tes manifs, je lis tes slogans qui promettent la pendaison à nos dirigeants, je t’entends te réclamer d’un peuple qui a répudié tes idées aux urnes il y a cinq mois, et…

Et t’aimes pas la démocratie, au fond. Tu sais même pas ce que c’est, la démocratie.

Je conclus cette chronique avec Yosnavy Rosell García. Tu te souviens, ce manifestant cubain qui a été arrêté pour avoir manifesté à Cuba, l’été dernier ?

J’ai deux choses à te dire, sur M. García.

Un, son pays, Cuba, a un score de 13 % dans le palmarès de la santé démocratique dont je te parlais.

Deux, il a reçu sa peine : 20 ans de prison. Les procureurs de l’État en réclamaient 30.

Ça lui apprendra, à M. García, citoyen cubain de 33 ans, à manifester pour la liberté…

Je n’ai pas utilisé les guillemets pour le mot liberté, ce coup-là.

C’est voulu.

1. Lisez l’article « Cuba protesters sentenced to up to 20 years as hundreds more await verdicts » du Guardian (en anglais)

2. Consultez les notes de liberté décernées par l’organisme Freedom House (en anglais)

3. Lisez l’article « Democracy under Siege » de Freedom House (en anglais)

4. Lisez l’article « The Bad Guys Are Winning » (en anglais)

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