Éditorial Plaintes sexuelles

Ceci n’est pas une chasse aux sorciers

La petite révolution des mœurs qui agite la politique canadienne ne se limite pas aux « milléniaux fragiles » ou aux « féministes radicales ». Elle est beaucoup plus vaste.

En tendant l’oreille, on réalise que les femmes ont chacune leur histoire, qu’elles soient recrues ou aguerries, de gauche ou de droite. Parlez-en à Rona Ambrose, ex-chef du Parti conservateur. Le magazine Maclean's lui a demandé récemment de commenter le sexisme sur la colline parlementaire. « Avez-vous un mois [pour qu’on fasse le tour du sujet] ? », a-t-elle raillé.

Alors que les dénonciations d’inconduite sexuelle se multiplient en politique canadienne, assiste-t-on à un dérapage, un ressac ? À une chasse aux sorciers ? On n’est pas rendu là. Le déséquilibre penche encore du même côté.

Bien sûr, chaque cas est distinct. Il faut être prudent avant de juger à distance. Par exemple, on a appris que le chef conservateur ontarien Patrick Brown était depuis longtemps soupçonné de cacher des squelettes dans son placard. Lors de la course à la direction, une rivale conservatrice avait même engagé un détective. Cela explique pourquoi des députés se sont débarrassés de leur chef quelques heures après la première plainte. Ils ne voulaient pas traîner de boulet en campagne électorale. Ils ne voulaient pas perdre.

À tout le moins, on garde une impression de désordre dans le traitement des plaintes. Mais ce désordre paraît inévitable, parce qu’on juge du passé avec les nouvelles normes du présent, et parce que cet examen se fait sans processus établi pour traiter les plaintes.

Avec #moiaussi, les dénonciations se multiplient. Et pour savoir comment les traiter, on invente en avançant.

Peu après son élection, le gouvernement Trudeau a adopté une politique anti-harcèlement pour la Chambre des communes. Mais cette politique ne constitue pas une loi, et elle ne touche pas les employés de cabinet politique. Un projet de loi est maintenant à l’étude, et il s’appliquerait à tous les employés de compétence fédérale. Il précise quels comportements sont inacceptables, à qui déposer une plainte et comment l’examiner.

Auparavant, il n’existait pas de tel mécanisme. Les dérapages sexuels faisaient partie du quotidien. Ils étaient plus ou moins tolérés. On ne prétend pas que pour les plaignantes, ces diverses inconduites sexuelles étaient moins désagréables ou destructrices. Mais certains hommes pouvaient s’en convaincre. Les scandales forcent aujourd’hui chacun à faire son examen de conscience. On peut imaginer que des politiciens ne referaient plus les gestes passés dont on les accuse.

On le reconnaît, il y a un risque de tout mélanger avec les « inconduites » sexuelles : un énorme fossé sépare le commentaire déplacé du harcèlement et de l’agression criminelle.

Et il y a aussi une asymétrie. Il faut quelques secondes pour détruire une réputation, et quelques années pour la reconstruire. Cela doit inciter à la prudence. Les enquêtes doivent donc être menées aussi vite que possible. Grâce aux nouveaux mécanismes de plaintes, on pourra, espère-t-on, inciter plus de plaignantes à se signaler rapidement auprès d’un intervenant désigné, au lieu d’attendre quelques années pour sortir leur histoire dans les médias.

Ne soyons toutefois pas naïfs. Aucune loi ne tracera une ligne entre ce qui est acceptable ou non. Et même le meilleur processus d’examen des plaintes peinera à équilibrer deux principes : inciter les plaignantes à parler, et respecter le droit à la réputation des accusés.

Mais la présomption d’innocence est une notion de droit criminel, qui n’existe toutefois pas en politique. Le niveau de preuve exigé n’est pas le même, parce que les exigences morales sont plus grandes. Ce n’est pas parce qu’un élu ne commet pas de crime qu’il mérite de représenter la population…

Et il ne faut pas perdre de vue le véritable déséquilibre. En matière criminelle, une minorité des victimes d’agressions sexuelles déposent une plainte, et une minorité de ces plaintes mènent à une inculpation. Et dans la vie quotidienne sur les collines parlementaires, il existe encore une multitude d’obstacles aux femmes. S’il y a un déséquilibre, il est là, et il existe encore.

Trois cas récents

Il est donc un peu tôt pour crier au lynchage. Les punitions ont été raisonnables.

- Le ministre libéral Kent Hehr avait déjà un pied dans la porte à cause de ses gaffes. Les allégations ont seulement fini de le couler. Il reste au caucus libéral en attendant les résultats de l’enquête.

- Le député néo-démocrate Erin Weir reste lui aussi au caucus de son parti durant l’enquête indépendante.

- Le député conservateur James Bezan est resté au caucus apr&‌egrave;s la plainte de la libérale Sherry Romanado, avec qui il avait évoqué une relation sexuelle à trois. Au terme d’une courte médiation, personne n’a été sanctionné.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.