Troubles somatoformes

Une maladie mentale sournoise

Ils ont 14, 15, 16 ans. Ils souffrent de maux de tête ou de douleurs au ventre depuis des mois. Certains vont même jusqu’à paralyser. Ils sont convaincus d’être atteints d’un cancer ou d’une maladie rare. Leurs parents aussi. Quand le diagnostic tombe, ce n’est vraiment pas celui qu’ils attendaient.

UN REPORTAGE DE CAROLINE TOUZIN

Un long chemin d’hôpital en hôpital

Tout a commencé par un accident de cheerleading.

Après sa chute à l’entraînement, Noémy Lefebvre a mal au dos. Les jours puis les semaines passent, mais la douleur perdure. La jeune fille de 12 ans se soumet à une batterie de tests.

Les médecins ne trouvent rien.

Puis des douleurs aux articulations apparaissent. Et au ventre aussi. Les rendez-vous chez les spécialistes se succèdent : gastroentérologue, pédiatre, physiatre, rhumatologue.

Maladie rare ? Cancer ? Pendant quatre ans, jusqu’à l’âge 16 ans, Noémy rate fréquemment l’école en raison de ses douleurs. Un jour, un physiatre lui dit : « Toi, tu n’as pas mal. »

Ce commentaire lui fait l’effet d’un coup de poignard.

« Je comprends que les médecins se disent : “On ne trouve rien, ça doit être un autre ado en manque d’attention”. Mes parents ne me croyaient pas, non plus, au début. »

— Noémy Lefebvre

Sauf que l’adolescente, durant quatre ans, souffre réellement.

Son père et sa belle-mère avec qui elle vit doivent s’absenter souvent du travail pour la conduire à ses nombreux rendez-vous médicaux. D’autres proches banalisent ses souffrances. Cela crée des tensions au sein de la famille.

Lorsqu’elle déménage au milieu de la troisième secondaire, elle ne réussit pas à s’intégrer à sa nouvelle école. Des enseignants doutent des raisons de ses absences – même si elle a des billets médicaux – puisqu’elle n’a aucun diagnostic à l’appui.

« Ceux qui veulent te soutenir ignorent comment parce qu’ils ne savent pas ce que tu as, raconte Noémy. Et les autres ne te croient pas. Ç’aurait été plus facile d’expliquer à tout le monde que j’avais un cancer. Les gens auraient mieux compris. »

Encore à l’hôpital

À l’hiver 2016, Noémy est dirigée vers la clinique de l’adolescence du CHU Sainte-Justine, où elle sera hospitalisée durant une semaine.

La veille, la jeune fille de 16 ans est très nerveuse car elle achève sa présentation pour l’Expo-sciences de son école. Le matin de son admission à l’hôpital pédiatrique, elle a tellement mal partout qu’elle n’arrive pas à sortir du lit.

Elle s’attend à subir une autre série d’examens d’imagerie médicale.

La suite ne se déroule pas comme elle l’avait prévu.

À la clinique de médecine de l’adolescence, un pédiatre passe en revue avec elle tous les examens déjà effectués pour lui faire prendre conscience que rien n’avait été négligé.

Puis, tout délicatement, le pédiatre lui fait comprendre que ses douleurs physiques sont causées par ses émotions.

Le diagnostic tombe : troubles somatoformes. Il n’y a pas de cause physique à ses douleurs.

Sur le coup, Noémy éprouve de la colère. Beaucoup de colère.

Un an plus tard, la jeune femme qui vient d’avoir 18 ans vit de mieux en mieux avec le diagnostic. Elle a accepté de raconter son histoire à La Presse pour démystifier les troubles somatoformes.

Des consultations auprès d’une psychologue de Sainte-Justine l’ont beaucoup aidée à cheminer.

« J’ai compris que personne n’arriverait avec une baguette magique : pouf, tu n’as plus mal, décrit Noémy. Ce sera un parcours difficile. J’aurai des bonnes et des moins bonnes journées. Si je refoule ma colère, ma tristesse, mon stress, ça ne va pas m’aider. »

Des adolescents « surinvestigués »

Le pédiatre Olivier Jamoulle traite chaque semaine des ados souffrant de troubles somatoformes qui atterrissent à la clinique ambulatoire de la médecine de l’adolescence du CHU Sainte-Justine, où il pratique.

Ces adolescents ont été « surinvestigués » durant des mois, voire des années. Ils arrivent la plupart du temps par l’entremise des urgences.

« C’est la maladie de la performance, explique le Dr Jamoulle. Je sens les ados plus stressés qu’avant en général et par rapport à la performance. On a plus besoin de les rassurer qu’autrefois. »

À cette clinique, quelque 185 visites médicales liées à la somatisation ont eu lieu en un an (d’août 2017 à août dernier). Dans tout l’hôpital, on estime qu’il y a 400 cas par année. Le pic de consultations survient à la rentrée scolaire et en octobre, lors de la première séance d’examens au secondaire.

On ne parle pas ici de jeunes qui ont mal au ventre avant un examen ou qui développent des plaques rouges durant un oral (somatisation légère). Les ados traités à Sainte-Justine se sont absentés de l’école durant plusieurs mois. Ils ont des dysfonctionnements sur le plan de la marche, des organes, du sommeil.

Ces douleurs chroniques entraînent une rupture de fonctionnement dans leurs relations sociales, leur environnement familial, résume le psychologue Louis Picard, qui travaille au sein de la même clinique.

Lorsque le diagnostic tombe, les parents sont sous le choc. Certains arrivent avec une pile de documents tirés de l’internet où il est question de maladies rares. Plusieurs réclament des examens d’imagerie médicale supplémentaires.

Or, « c’est une bonne nouvelle de recevoir un diagnostic de somatisation, explique le psychologue Louis Picard. On ne s’embarque pas dans une longue liste de traitements, d’opérations. Le rétablissement va passer par des interventions psychosociales ».

Sauf que souvent, le jeune et ses parents vont interpréter cela comme un déni des symptômes, poursuit M. Picard.

« Régulièrement », des parents ne veulent pas que leur enfant entame une psychothérapie parce qu’ils n’acceptent pas le diagnostic », ajoute le Dr Jamoulle. « Parfois, on est même amenés à faire plus de tests pour obtenir des réponses rassurantes », explique le pédiatre.

Mais la plupart de ces jeunes sont « tannés » d’avoir mal, alors ils vont finir par accepter l’aide offerte – le choc du diagnostic passé, nuance le Dr Jamoulle. « Cela se soigne très bien avec des thérapies qui ont prouvé leur efficacité », souligne le médecin.

Le pédiatre a déjà traité des patients qui souffraient au point de perdre temporairement l’usage d’un membre – paralysie des jambes, par exemple – et qui ont réussi à reprendre une vie normale grâce à une combinaison de psychothérapie, de physiothérapie et de pharmacologie.

Le danger de l’isolement

Les impacts sur les ados et leur famille sont « épouvantables », décrit pour sa part la psychologue Marie-Claude Fortin. « Si ton enfant a le cancer, les gens sont prêts à faire des collectes de fonds, mais si ton enfant est somatisant, personne n’est là pour t’aider », lance la psychologue qui pratique au sein de la même clinique.

« Un ado, sa job, c’est d’aller à l’école, de voir des amis, de vivre des affaires pour tester ses limites, ses compétences et découvrir quel genre d’adulte il veut devenir. Les ados somatisants, eux, s’isolent à cause de leurs douleurs, alors la possibilité d’apprendre à se connaître, de créer leur propre identité, est restreinte. »

— La psychologue Marie-Claude Fortin

Sainte-Justine a d’ailleurs mis sur pied des ateliers de groupe sur la gestion de la douleur qui fonctionnent bien auprès des ados. « La première chose qu’ils nous disent, c’est toujours : “Hein, il y a d’autres personnes qui vivent la même chose que moi ?” », raconte le psychologue Louis Picard.

Même les médecins sont peu à l’aise face à ces troubles, rapporte le Dr Jamoulle. « À l’urgence, les médecins ont peu de temps pour gérer cela. Ils commandent des prises de sang – les résultats sont normaux – , ils renvoient le jeune à la maison. Ça crée de l’insatisfaction chez le patient qui va cogner à d’autres portes et pendant ce temps-là, les symptômes perdurent », souligne le pédiatre.

Noémy – désormais au cégep en sciences de la santé – rêve de devenir chirurgienne. « Si un patient me dit qu’il a mal, même si je ne trouve pas ce qu’il a, je ne lui dirai jamais qu’il n’a pas mal, lance la jeune femme. Je vais faire ce que je peux pour l’aider. »

DÉFINITION DES TROUBLES SOMATOFORMES

Regroupement des troubles qui ont en commun de se manifester par des plaintes physiques évoquant des affections somatiques et entraînant une souffrance cliniquement significative et/ou un dysfonctionnement social en l’absence de lésions organiques ou mécanismes physiopathologiques connus. (Source : DSM-III)

LE PORTRAIT DE JEUNES QUI EN SOUFFRENT

Ce sont davantage les filles (70 %) qui en souffrent. Les symptômes varient selon le sexe. Les jeunes filles vont davantage se plaindre de maux de tête. Les garçons, de la fatigue. « Ce sont souvent des jeunes qui viennent de bonne famille, qui fonctionnent bien, qui ont des parents aimants, dans un milieu socio-économique moyen, qui obtiennent des résultats scolaires corrects, résume le psychologue Louis Picard. Une douleur survient – secondaire à une maladie chronique, un accident, une opération ou encore elle apparaît sans cause – , puis elle s’étend au-delà du temps attendu. »

À éviter avec un ado qui somatise

La chasse à la simulation

« Il y a beaucoup de gens qui font la chasse à la simulation, or c’est contre-productif pour établir une alliance thérapeutique. Ça ne sert à rien de chercher à savoir si tel ou tel symptôme est feint – un jour, le jeune boite, l’autre jour, il boite moins. Le jeune ne va pas aller mieux et il n’aura pas plus confiance en nous », décrit la psychologue au CHU Sainte-Justine Marie-Claude Fortin.

Davantage d’examens médicaux

« En médecine, c’est sans fin, les investigations qu’on peut faire. Le danger, c’est de surinvestiguer. On voit beaucoup de jeunes patients qui ont été surinvestigués –  et finalement, on fait juste perdurer dans les symptômes. Quand ils nous arrivent à la clinique de médecine de l’adolescence, souvent, on arrête les tests et parfois même, on démédicalise », explique le Dr Olivier Jamoulle, du CHU Sainte-Justine.

Maintenir l’isolement

Le Dr Jamoulle se fait souvent demander par les parents de jeunes souffrant de troubles somatoformes des billets de scolarisation à domicile. « On n’accède jamais à ces demandes, dit-il, parce qu’on fait juste renforcer les symptômes. Ils ne doivent pas rester isolés. Il faut plutôt rendre ces jeunes fonctionnels à nouveau. »

— Caroline Touzin, La Presse

À privilégier avec un ado qui somatise

Les trois P

Pour soigner les ados souffrant de troubles somatoformes, les médecins et les psychologues préconisent l’approche des trois P, soit la psychothérapie, la physiothérapie et la pharmacologie. « La médication peut avoir sa place pour traiter la douleur ou les problèmes de sommeil, mais elle n’a définitivement pas la première place, explique le pédiatre Olivier Jamoulle. D’autres interventions pour amene le patient à redevenir fonctionnel sont menées en parallèle. »

Bonne hygiène de vie

Le Dr Jamoulle prescrit régulièrement à ses jeunes patients « trois repas par jour » ou encore de « faire de l’exercice ». « Nos ados nous disent que tout va bien, alors que leur hygiène de vie est tout croche, ajoute la psychologue Marie-Claude Fortin. Ils sont devant un écran jusqu’à minuit. Ils mangent n’importe comment. Ils ne font pas de sport. Ils consomment parfois de l’alcool ou des drogues. »

Réduire ses attentes envers son ado

« Tous les parents veulent ce qu’il y a de mieux pour leur enfant, mais si vouloir ce qu’il y a de mieux, ça hypothèque la vie de l’enfant, ça vaut la peine de réajuster vos attentes, souligne le psychologue Louis Picard. Par là, je n’entends pas niveler par le bas et ne jamais rien exiger, mais il faut faire attention de ne pas exiger davantage que ce que l’ado est en mesure d’accomplir. »

— Caroline Touzin, La Presse

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