À votre tour

La Grise et

les condoms

Un arrêt d’autobus au coin d’une rue achalandée; tel est le site de prédilection des prostituées locales pour la sollicitation depuis au moins cinq ans dans mon quartier. Je passe devant tous les jours.

Ce soir, en revenant d’une petite course à pied, La Grise y était accotée, à cet arrêt d’autobus. Elle scrutait nerveusement les voitures venant en sa direction, comme toutes les nombreuses fois où je l’ai aperçue depuis des mois.

De toutes les prostituées, c’est la plus vieille, la plus sale et la plus abîmée. Poster girl de l’abus d’héroïne, paraissant plus vieille que les vieilles, vêtements gris déchirés, joues renfoncées, dents grises. Quand je l’ai vue ce soir, je l’ai surnommée La Grise.

Et j’ai eu envie de lui parler.

Moi: « Puis-je vous parler? »

La Grise: « Oui»

Moi: «Cela ne sera pas long. Je sais que vous êtes en train de travailler.»

La Grise : «Je ne travaille pas. Je suis en détox.»

Moi : (je ne comprends pas le lien immédiatement, mais je continue) : «Ah? C’est juste pour vous dire qu’il y a des filles, dans le stationnement de l’église et sur ma rue… il y a des filles qui laissent tomber les condoms par terre.»

Car, sur ma rue, les clients se stationnent pendant un gros six minutes avec les prostituées, dans le stationnement d’une église ou devant chez moi. Après, ils jettent les condoms par terre. Souvent, j’en retrouve sous les roues de mon auto. Le matin, les enfants, nombreux, passent par là pour se rendre à l’école.

La Grise: «Les condoms? Je le sais. Ça m’écœure. Je l’ai souvent dit aux filles de ne pas faire cela».

Je suis abasourdie et je ne réponds rien.

La Grise, encore : «Je mets des gants et je les ramasse. Elles ne devraient pas faire cela».

Moi, abasourdie : «OK. Merci et Bravo. Ne lâchez pas la détox».

Je repars en trottinant.

La Grise me crie, un sourire dans la voix : « Y’é beau ton chien ».

Je suis rentrée à la maison bouleversée. En menant ma petite vie de famille, ce soir, La Grise m’a hantée. Je sais qu’elle est sur le coin de la rue et qu’elle met sa vie en danger pour un souteneur ou un revendeur de drogue.

Je sais aussi qu’à sa manière, elle protège mes enfants.

Merci, La Grise, et reste en sécurité, toi aussi.

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