FRANÇOIS RICARD MŒURS DE PROVINCE

Comme une grande province tranquille

Mœurs
de province

François Ricard

Boréal

232 pages

En librairie le 18 mars

Essayiste de renom, éditeur, professeur de littérature à l’université pendant plus de 30 ans, François Ricard se présente simplement comme « un gars de revues » quand il parle de son nouveau recueil d’essais intitulé Mœurs de province.

Pour l’ancien directeur de Liberté, les revues sont d’abord « des lieux de discussions et d’échanges », mais aussi des « pompes à textes » qui ont la qualité d’aider leurs collaborateurs à se monter un corpus, duquel ils peuvent éventuellement tirer des textes – une trentaine, ici – pour les réécrire et en faire un tout « à peu près cohérent », comme le recueil qui sort mardi au Boréal.

Mœurs de province est le troisième recueil d’essais de François Ricard, lauréat du prix du Gouverneur général pour son premier, La littérature contre elle-même (1985), et applaudi dans tous les quartiers 20 ans plus tard pour Chroniques d’un temps loufoque

Le titre va en accrocher plus d’un : Mœurs de province… Province, oui, comme dans Québec, lit-on dans l’« avertissement », ce Québec « qui reste jusqu’à nouvel ordre (et pour longtemps encore, semble-t-il) une simple province ». Et que ne peuvent habiter autre chose que des « provinciaux », mais des néo-provinciaux éclairés, heureux et libres d’exercer leurs droits fondamentaux. Comme « Praline » qui réclame celui d’être vue de la rue quand elle s’entraîne dans son gymnase du Mile End, n’en déplaise – on parle ici d’un droit inaliénable, n’est-ce pas ? – aux voisins hassidim qui voudraient soustraire leur jeunesse à la vision de ces « pédaleuses dans le vide ».

TRAGI-COMIQUE

Voilà lancé Mœurs de province dont l’auteur, souriant, nous dit que « le but n’est pas de faire rire ». Le contraire nous aurait surpris venant de l’essayiste qui, écrit-il, « cherche par le langage à découvrir sa propre pensée tout en découvrant avec perplexité le monde qui l’entoure ».

Reste que dans Mœurs de province, le comique et le tragique se nourrissent l’un de l’autre, à des intensités variables, certes, mais à chaque page. En commençant par celles sur le comique même où, ignorant (presque) le « degré zéro » que représente pour lui l’humour « industriel » québécois, François Ricard décortique la hiérarchie humoristique de la littérature québécoise, « le grand humour », « art incompris », se trouvant là où on l’attend le moins. Faudra relire Bréviaire du patriote canadien-français

En attendant, la littérature se meurt. Et ça, c’est moins drôle, comme en témoigne le chapitre Le point de vue de la picouille (pas question du joual ici). Qu’en est-il, au juste, de cette mort souventes fois annoncée ? « Il y aura d’autres chefs-d’œuvre, nous dit M. Ricard, mais comme corpus, comme institution, la littérature s’est beaucoup marginalisée. Elle a perdu son rôle critique, poussée par des forces diverses vers le divertissement et l’expression personnelle.

— Ici comme ailleurs ?

— Oui. Jusqu’à la Révolution tranquille, la littérature canadienne-française était presque rétrograde, une littérature de terroir, très classique dans sa forme. Depuis 50 ans, on a complété un vaste rattrapage. 

« La littérature québécoise aborde désormais les mêmes thèmes et selon les mêmes modes que partout ailleurs, mais c’est au prix de l’effacement de sa spécificité. »

— François Ricard

PROVINCE TRANQUILLE

L’écrivain et éditeur François Ricard constate la chose plus qu’il ne la déplore. Par ailleurs, il ne croit pas au « colonialisme littéraire » même si les plus universels des écrivains d’ici – il nomme Gabrielle Roy dont il a été le biographe, très proche, et Pierre Vadeboncoeur – n’ont jamais été lus en France. Il est aussi d’une « extrême tiédeur » devant toute forme de nationalisme, lui, l’ancien indépendantiste qui dit avoir voté « deux fois oui » avant de devenir « orphelin politique » : « Tant que les Québécois auront cette qualité de vie, ils ne prendront pas le risque de la compromettre dans une aventure politique… »

En d’autres mots, la province va rester tranquille pour un bout encore, espace de liberté où il se trouvera toujours un groupe comme les LGBTIQ de McGill pour combattre l’homophobie « et sa variante la plus sournoise, l’hétérosexisme ». Attention ! Ici, le Q final de l’acronyme ne renvoie pas aux lesbiennes et gais « du Québec », mais à « Questionning », désignant les personnes « en questionnement » sur leur identité sexuelle, qui réclament aussi des toilettes « neutres » devant lesquelles personne n’a à se définir comme homme ou femme.

Une province où, lit-on aussi dans Les règles de l’équité, le statut de minorité sexuelle, visible voire « audible » peut vous placer d’emblée dans la fast track de l’embauche au sein d'un établissement. Malgré autant de sources « poétiques », il pourra encore se produire des « printemps érable » où jeunes et vieux (qui ont « peur de vieillir ») dénonceront d’un même cri la « marchandisation de l’université » et le « capitalisme antidémocratique ». Comme en toutes choses, on le voit, François Ricard a une façon très personnelle de cultiver l’art de se faire des amis…

Dans sa « petite vieillesse », finalement, qu’il se souhaite aussi tranquille que sa province, ses attentes à l’égard des gouvernements sont à l’avenant : minimales. « Je leur demande simplement de faire le moins de dégâts possible. » Belle partance pour un parti provincial sérieux…

FRANÇOIS RICARD  MŒURS DE PROVINCE

L’ESSAI À L’ÉTAT PUR

« [L]’essai, tout comme la poésie ou le roman, est une œuvre de création – et [...] sa lecture, avant d’être un acte de connaissance, ce qu’elle est bel et bien par ailleurs, appartient d’abord à l’ordre de l’esthétique. Quand je dis que l’œuvre de Vadeboncoeur est unique dans la littérature contemporaine, c’est que je n’en connais aucune autre […] dans laquelle se réalise avec autant de justesse, de constance et de beauté la vocation spécifique de l’essai, qui consiste, comme celle de tout art, à dire ce que seul l’essai peut dire et à ne rien dire d’autre que cela. »

FRANÇOIS RICARD  MŒURS DE PROVINCE

LE GRAND HUMOUR

« [L]’intention humoristique : plus un texte s’annonce comme de l’humour, plus il affiche ouvertement son désir de faire rire, et moins, en fait, la jouissance qu’il procure sera durable et profonde […]. Cela revient à dire que la teneur et la qualité de l’humour dépendent avant tout de la collaboration ou de la complicité d’un interlocuteur : plus celui-ci est incité à l’activité, c’est-à-dire plus il doit décoder lui-même le contenu humoristique d’un énoncé et se montrer capable de lire l’humour là où il ne se montre pas, et plus la valeur humoristique de cet énoncé sera réelle. »

FRANÇOIS RICARD  MŒURS DE PROVINCE

LE FRANÇAIS COMME PETITE LANGUE

« Pourtant, personne, même parmi les nationalistes littéraires les plus convaincus, n’oserait prétendre que la littérature québécoise soit une “grande” littérature – à l’égal de la française, de l’anglaise de l’allemande, etc. Elle n’influence à peu près personne nulle part; elle ne peut se réclamer d’aucun chef-d’œuvre universellement reconnu; elle n’a que des lecteurs locaux […]; elle n’est que très peu traduite en dehors du Canada; et son niveau général, il est inutile de se le cacher, ne dépasse guère celui d’une honorable moyenne. Mais au moins, se dit-on, cette littérature existe, même de peine et de misère […] »

FRANÇOIS RICARD MŒURS DE PROVINCE

LA GRANDE REDDITION

« Et tel est justement le rôle qu’ont joué, j’en suis de plus en plus convaincu, Mai 68 et les grandes “conquêtes” libertaires des années 60 et 70 : nettoyer la place, délégitimer les anciens interdits, imposer partout la foi lyrique en la jeunesse éternelle, en l’urgence de rebâtir le monde à neuf, en la possibilité de l’innocence et de la pureté. Bref, liquider les vieux – le vieux – c’est-à-dire tout ce qui, à travers eux et le passé d’où ils venaient, pouvaient encore s’opposer au déferlement de ce que nous connaissons aujourd’hui. »

FRANÇOIS RICARD  MŒURS DE PROVINCE

LETTRE SUR LA PETITE VIEILLESSE

« [E]n se faisant les « compagnons de route » des leaders étudiants, ces quadra-, quinqua- et sexagénaires tapeurs de casseroles échappaient miraculeusement à leur âge. Le temps d’un printemps, en jouant encore une fois à la révolution, ils retrouvaient l’allant et le lyrisme de leur jeunesse, ils renouaient avec l’époque où la vie, où l’aventure n’était pas encore derrière mais toujours devant eux, non comme une douce illusion à jamais évanouie mais comme un horizon vers lequel ils pouvaient se remettre en marche, retrouvant leur foi et leur ardeur d’antan, persuadés de nouveau, contre toute évidence, que l’avenir leur appartenait. » 

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