Chronique

Rue à vendre

Enfin, les travaux de réfection de la rue Saint-Denis sont terminés.

Les quatre voies de circulation sont rouvertes. Les places de stationnement ne manquent pas.

Ça roule comme ça n’a pas roulé depuis longtemps. Du nord au sud. Et du sud au nord.

On devrait crier hip, hip, hip, hourra !

Pas vraiment. Du moins, pas encore.

Je m’excuse d’être une empêcheuse de tourner en rond, mais le problème, voyez-vous, c’est qu’on a reconstruit les conduites d’égout et d’eau potable, les trottoirs et la chaussée, qu’on a réparé les installations électriques souterraines, mais qu’on a oublié d’aménager la rue.

On a refait Saint-Denis exactement comme elle était auparavant.

Pas de trottoirs élargis, pas d’espaces verts ni d’aires de repos, pas de mobilier urbain, pas de parcs, pas de pistes cyclable… Pas de plan de match.

Les infrastructures, c’est important. Mais l’amélioration d’une artère commerciale, c’est plus que ça. Surtout une rue qui décline depuis des années, dont les locaux vides sont très nombreux. Le taux d’inoccupation est de 18 %.

Vous savez ce que dit la Ville ?

Elle va lancer, en 2017, une consultation publique sur l’avenir de cette artère, entre Sherbrooke et Rosemont, dans le but de revitaliser l’offre commerciale et de réaménager les espaces piétons et cyclistes…

N’aurait-on pas dû consulter avant de creuser ?

Peut-être, mais on voulait aller vite.

Jacques Nantel, expert du commerce au détail à HEC Montréal, est atterré. « Il manque, dans ce cas-là, cruellement de vision », dit-il.

Une chose est sûre : Saint-Denis ne s’en sortira pas avec des bordures en granit et une chaussée neuve. Ça va prendre plus que ça. À commencer par la redéfinition de sa vocation. On l’a dit, on le répète : Saint-Denis n’est plus la rue de destination qu’elle a été. On ne vient pas de Longueuil, de Repentigny ou de Kirkland pour acheter dans ses boutiques ou manger dans ses restos. Ou très peu.

Les modes, les goûts, les habitudes changent. Saint-Denis, elle, n’a pas tant changé.

Oublions le Quartier latin. De Sherbrooke à Rosemont, la rue fait 3 km. C’est long. L’équivalent de trois Centre Eaton en mètres carrés de boutiques.

« Une artère commerciale va normalement se déployer sur 1,5 km, dit M. Nantel. Il faudrait couper Saint-Denis en deux morceaux, pas forcément similaires. »

Le boulevard Saint-Laurent le fait très bien : au sud, le Quartier chinois, au nord, la Petite Italie, au milieu, plein de commerces.

Caroline Tessier, la nouvelle directrice générale de la Société de développement commercial Pignons rue Saint-Denis, est consciente des problèmes.

En poste depuis mars, elle s’est donné trois priorités : vendre la rue, augmenter le nombre de permis de bar et moderniser le règlement d’urbanisme.

Saint-Denis, m’a-t-elle appris, ne peut pas accueillir de poissonnerie, de quincaillerie, d’hôtel ou de galerie d’art. Ne me demandez pas pourquoi. C’est comme ça. Mais ça va changer d’ici quelques semaines grâce à une entente avec l’arrondissement du Plateau-Mont-Royal.

Pour ce qui est des permis d’alcool, la rue en réclame davantage. Elle a droit à un permis tous les 150 mètres de commerces : trois fois moins que le boulevard Saint-Laurent ou l’avenue du Mont-Royal.

« Ça va être toute une bataille », prédit Caroline Tessier.

Mais si elle est gagnée, Saint-Denis, avec ses jolies terrasses privées devant les commerces, pourrait devenir un endroit sympa où prendre l’apéro.

Un nouveau programme encourage les commerçants à s’y installer ou à rénover leur local. La Ville rembourse 40 % des coûts : enseigne, façade, aménagement intérieur, terrasse, design…

Mais pour recruter de nouveaux commerçants, il va aussi falloir baisser les loyers et les taxes, affreusement élevés. « On travaille sur la réduction de la valeur foncière des bâtiments », indique Caroline Tessier.

Glenn Castanheira, conseiller spécial responsable du commerce, du tourisme et des événements pour le bureau de l’opposition officielle à l’hôtel de ville, a aussi sa petite idée.

Avant d’accepter l’offre de Luc Ferrandez, il dirigeait la Société de développement commercial de Saint-Laurent qui connaissait des jours très noirs. Plusieurs lui attribuent la relance de ce boulevard qui se porte mieux avec, notamment, la création du festival Mural.

Selon lui, pour rendre Saint-Denis plus accueillante et plus conviviale, il faudrait réduire de moitié le nombre de voies de circulation, faire des voies réservées aux autobus et aux taxis aux heures de pointe, limiter la vitesse à 40 km à l’heure, aménager des pistes cyclables unidirectionnelles, créer des chemins de traverse pour faciliter le passage des piétons, ajouter des parcs, de la verdure…

Il faudrait faire de Saint-Denis une rue qui dessert avant tout une clientèle locale.

Une vision que partage M. Nantel, mais pas forcément Caroline Tessier, qui croit encore possible d’attirer le Tout-Montréal.

Ce n’est pas d’hier qu’on se penche sur les malheurs de la rue Saint-Denis, « l’enfant martyr ».

« Mon Dieu qu’on aimerait ça, l’aimer », dit Jacques Nantel.

Mais pour assurer son avenir, ça va prendre plus que de l’amour.

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