Chronique

L, pour lait et pour lobby

La science ou le lobbying ?

Dans le fond, c’est ça, la question essentielle dans la refonte du Guide alimentaire canadien, refonte qui fait capoter les producteurs de lait, ces jours-ci.

C’est un scoop de Philippe Teisceira-Lessard dans La Presse du 4 janvier qui a mis le feu au lait en poudre chez les producteurs laitiers : le journaliste nous apprenait, documents à l’appui, que les produits laitiers vont perdre leur place de choix dans le Guide alimentaire canadien : de groupe alimentaire à part entière, ils se fondront dans celui des « aliments protéinés ».

Notre journaliste a eu le scoop au sujet de la place réduite des produits laitiers dans le prochain Guide alimentaire canadien, mais Santé Canada envoie depuis quelques années des signaux très clairs sur ce qui guidera l’élaboration du nouveau Guide : la science, pas le lobbying agroalimentaire.

Depuis 2016, les différents lobbys – lait, bœuf, etc. – s’inquiètent de ne pas être consultés pour l’élaboration du prochain Guide, qui devrait être publié prochainement.

Il faut dire que, pour élaborer la dernière version du Guide alimentaire (2007), Santé Canada avait fait une large place à l’industrie dans ses « consultations ». Que ce soit l’Institut canadien du sucre, Kellogg, le Conseil canadien de la viande ou les Producteurs laitiers du Canada, tous ces lobbys avaient l’oreille de Santé Canada.

Et c’est insensé.

Bien sûr que le Conseil canadien de la viande va trouver que la viande, c’est bon pour vous. Bien sûr que Kellogg va trouver que les céréales, c’est excellent pour bien commencer la journée. Bien sûr que les producteurs laitiers du Canada trouvent qu’un verre de lait, c’est bien, mais que deux, c’est mieux…

Mais que dit la science ?

Que dit la science qui n’a pas été financée par l’argent du lait, du bœuf et des céréales ?

Ce coup-là, pour la mise à jour du Guide alimentaire canadien, Santé Canada a choisi d’écarter les points de vue de ceux qui ont quelque chose à vendre pour favoriser le point de vue de ceux qui n’ont rien à vendre : les scientifiques qui étudient la bouffe sans l’argent de Big Bouffe.

Ce coup-là, Santé Canada a même exclu de ses réflexions les études financées en tout ou en partie par des intérêts commerciaux. Parce que, méchant hasard, les études scientifiques financées par Big Milk trouvent toujours que le lait, c’est une bonne affaire…

Ça tombe sous le sens de ne choisir que des sources objectives, mais dans le grand jeu des intérêts commerciaux de l’agroalimentaire canadien, c’est plutôt une révolution de se baser sur la science pour suggérer aux Canadiens quoi manger.

Je cite Yoni Freedhoff, médecin d’Ottawa spécialisé dans les enjeux de nutrition et d’obésité, qui dénonçait en 2006 la présence des lobbyistes agroalimentaires dans le processus de mise à jour du Guide alimentaire canadien : « Doivent-ils vraiment être impliqués dans ces décisions ? Le Guide alimentaire de Santé Canada ne devrait-il pas refléter uniquement ce qu’il est plus sain de manger ? »

***

En 1977, le Congrès américain s’est penché sur les habitudes alimentaires des Américains.

Une des conclusions : dans les années de rationnement de la Deuxième Guerre mondiale, les Américains mangeaient moins de viande rouge et de produits laitiers. Résultat : moins d’Américains souffraient de maladies cardiovasculaires. Des spécialistes sont venus témoigner des études scientifiques faisant un lien entre l’alimentation des Américains et leurs maladies.

Dans son livre In Defense of Food, le journaliste américain Michael Pollan relate ce qui a suivi : « Faisant naïvement un plus un, le comité (présidé par le sénateur George McGovern) recommanda alors de signifier aux Américains de couper dans la viande et les produits laitiers… »

C’était sans compter les lobbys américains de l’agroalimentaire, qui ont mis tout leur poids – et leur fric – pour diluer au maximum les conclusions du comité sénatorial.

Et en 1980, le lobby du bœuf a financé l’adversaire de M. McGovern lors de l’élection sénatoriale de son État, qui compte énormément d’éleveurs de bétail.

« Après avoir été élu trois fois, McGovern a perdu, évincé avec l’aide du lobby du bœuf, écrit Michael Pollan dans son livre. Ce fut un message clair à quiconque (à Washington) pourrait être tenté de défier la diète américaine, en particulier la portion de protéine animale qui se trouve au centre de nos assiettes. »

***

Alors, la science ou le lobby ?

Je choisis la science.

Ça ne veut pas dire que je vais arrêter de manger de la viande. Ça ne veut pas dire que je vais arrêter de boire du lait. Au final, j’ai mon libre-arbitre : je mange encore de la viande rouge, même si je sais que la science dit que plus je mange de viande, plus j’accrois les risques de développer un cancer ou des maladies du cœur. J’en mange donc moins, mais de la meilleure.

Mais je trouve que c’est une bonne – non, une excellente – idée quand des politiques publiques sont basées sur la meilleure connaissance scientifique disponible…

Plutôt que sur le poids des voix qui disposent de quantités énormes de dollars pour embaucher le plus de lobbyistes possible.

Tenez, un exemple du poids immense des lobbys sur l’élaboration de politiques publiques, pour la route : le projet de loi S-228, qui veut limiter la publicité sur les boissons sucrées et la malbouffe, afin de protéger la santé des enfants…

On sait que les boissons sucrées et la malbouffe sont des vecteurs d’obésité, adulte et infantile. La science là-dessus est claire.

Mais Coca-Cola, le Conseil canadien des viandes, l’Association canadienne des boissons, McDo et autres Subway, pour ne nommer que ceux-là, veulent pouvoir continuer à cibler les enfants quand ils font des publicités pour le jus sucré, les boissons gazeuses, la malbouffe…

Combien de lobbyistes ces entreprises et associations ont-elles embauché pour faire dérailler S-228 ?

Pas cinq lobbyistes…

Pas dix lobbyistes…

Pas 20 lobbyistes…

Non, c’est plutôt 79 lobbyistes qui parlent aux attachés politiques, ministres, sénateurs et fonctionnaires fédéraux pour leur jurer que le sucre et les hamburgers, c’est pas si mauvais pour nos enfants.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.