VIANDE SAUVAGE

La viande
taboue

Benoît Lenglet, copropriétaire du restaurant Au Cinquième Péché, a inscrit le loup marin à son menu il y a sept ans. C’est son ancien sous-chef, Jonathan Lapierre-Rehayem (aujourd’hui chez Laloux), qui lui a fait découvrir la chair pourpre du litigieux mammifère marin. « Il revenait des Îles-de-la-Madeleine et m’avait apporté une longe en guise de CV. Je l’ai embauché sur-le-champ ! »

Mais alors pourquoi, puisque c’est une viande savoureuse, locale, patrimoniale, maigre, nutritive et « bio » par définition, ne trouvons-nous pas davantage de loup marin dans nos assiettes ?

La réponse est complexe, vous vous en doutez, mais des spécialistes comme le chasseur-boucher-charcutier Réjean Vigneau et le directeur de l’Association des chasseurs de phoques des Îles-de-la-Madeleine (ACPIM), Gil Thériault, nous ont aidé à trouver des réponses.

PROBLÈME D’IMAGE

La chasse au phoque souffre bien évidemment d’un grave problème d’image et ça ne date pas d’hier. On peut retracer les premiers haut-le-cœur à la diffusion du reportage de Serge Deyglun Les grands phoques sur la banquise, en 1964. Brigitte Bardot, les groupes de défenseurs des droits des animaux et, plus récemment, Paul McCartney n’ont pas aidé la cause des chasseurs.

Aujourd’hui, environ 800 Madelinots possèdent un permis de chasse au phoque, transmis d’une génération à l’autre. Mais très peu d’entre eux y ont recours pour gagner de l’argent. C’est un travail difficile, dangereux, imprévisible.

L’automne dernier, les propriétaires du Bistro Côté Est, à Kamouraska, ont été victimes du statut controversé de la viande de loup marin. Ils ont reçu des menaces de mort pour avoir mis au menu un burger baptisé, à la blague, le Phoque Bardot burger. Une militante du groupe Défendre les animaux et protéger la nature a dénoncé le restaurant sur Facebook. Dans les jours qui ont suivi, des centaines de messages haineux ont déferlé sur internet.

Convaincus de la pertinence de mettre de la viande de phoque à leur menu, ils ont continué de servir le hamburger !

AUTRES FACTEURS

Mais au-delà de l’image, d’autres difficultés limitent aujourd’hui notre accès à la viande de loup marin. « C’est une chasse qui coûte très cher, car elle doit se faire par gros bateaux », explique Gil Thériault, de l’ACPIM.

« Par conséquent, la viande de phoque est un produit de luxe, dit-il. Pour avoir un prix concurrentiel, on ne peut pas payer chaque carcasse trop cher. »

« Afin de remettre l’industrie sur les rails, il faudra utiliser l’animal en entier, c’est-à-dire vendre la fourrure, le gras, le collagène et la viande. »

— Gil Thériault, directeur de l'ACPIM

Mais avant de pouvoir relancer cette industrie aux Îles-de-la-Madeleine, il faudra ouvrir de nouveaux marchés. Aujourd’hui, l’embargo sur les produits du phoque sévit aux États-Unis, dans toute l’Union européenne et en Russie. Résultat de ces interdictions successives : les Îles n’ont aujourd’hui plus les infrastructures pour transformer la peau et le gras du loup marin. La dernière usine qui le faisait, Tamasu, a cessé ses activités en 2007.

Enfin, il y a la loi. Les périodes de chasse sont très courtes aux Îles. « On devrait pouvoir chasser les loups marins quand ils sont là, dans le Golfe, croit M. Thériault. Parfois, la chasse ouvre et les bêtes se sont déjà déplacées. Il y a aussi un règlement sur la longueur des bateaux, qui ne peut dépasser 65 pieds. On devrait pouvoir utiliser le bateau dont on a besoin dans les circonstances. »

Une solution possible ? La chasse au phoque gris, qui a d’ailleurs été autorisée l’automne dernier, en chasse sportive, car l’espèce est considérée comme invasive. « En 50 ans, la population est passée de 5000 à 750 000 bêtes, raconte Gil Thériault. Mais ce n’est pas du tout la même chasse. Elle ne se déroule pas sur la banquise, mais dans des eaux plus chaudes, ce qui est plus risqué pour la conservation de la viande. »

Cela dit, la chair de phoque gris serait excellente, plus accessible même que celle du phoque du Groenland, car moins ferreuse, nous assure le directeur de l’ACPIM, également auteur du livre Voyage au goût du monde.

UNE CHASSE CATASTROPHIQUE

Ce printemps, la chasse au phoque du Groenland a été particulièrement mauvaise. Les loups marins, qui viennent mettre bas sur les banquises à proximité des Îles, sont sortis du Golfe très tôt. « Une fois que la chasse a été ouverte, on a eu du mal à les localiser. Puis les vents, le froid et la glace ont travaillé contre nous », explique Réjean Vigneau. Alors qu’ils pensaient revenir avec 2500 ou 3000 bêtes, le chasseur et son équipe n’ont réussi à en abattre que 150. Le quota annuel est de 15 000. « On a demandé une dérogation pour pouvoir chasser 500 blanchons [chasse interdite depuis 1987], mais elle nous a été refusée. » 

Par solidarité, les chasseurs de Terre-Neuve ont invité leurs voisins madelinots à chasser sur leurs côtes, ce que M. Vigneau se préparait à faire lorsque nous lui avons parlé, il y a deux semaines.

Le propriétaire de la boucherie Côte à côte chasse le phoque depuis 35 ans. Au dire de plusieurs chefs, chasseurs et défenseurs de la viande de loup marin, il est un grand atout pour la démocratisation du produit au Québec. M. Vigneau est, du reste, le seul autorisé par le MAPAQ à transformer et à commercialiser la viande de phoque. Aujourd’hui, il se rend même à Terre-Neuve pour apprendre aux chasseurs de là-bas à tuer pour la viande et non pas seulement pour la fourrure.

« Le chasseur de la nouvelle génération, c’est celui qui sait chasser pour la peau et pour la viande. Il ne doit pas laisser la viande dépérir, il ne doit pas percer les intestins, il doit bien laver son couteau. Il doit connaître la biologie de l’animal, savoir reconnaître une bête malade sur la banquise, ne rien gaspiller. Ça prend tout un lot de connaissances », explique M. Thériault.

EN CUISINE

Après, on dit que le secret pour faire apprécier la viande de phoque aux Québécois d’aujourd’hui, qui ont le palais plus « fin » que leurs ancêtres, est de bien dégraisser la chair. « Le gras du loup marin a un goût très fort et il s’oxyde facilement », explique Réjean Vigneau. 

« À Terre-Neuve, ils ont commencé à dégraisser la viande mécaniquement, ce qui laisse toujours un peu plus de gras sur la chair, ajoute Gil Thériault. Lorsqu’on laisse du gras, ça goûte fort. Les Inuits aiment le gras. Mon père aimait le gras. D’ailleurs, quand il mangeait du phoque de Réjean Vigneau, il disait : “C’est bon, mais ça goûte pas le phoque !” Le commun des mortels, lui, il n’est pas habitué à ce goût. »

Au Cinquième Péché, Benoît Lenglet travaille avec la longe de loup marin et les délicieuses charcuteries (ou « phoconailles » !) de M. Vigneau. Qu’elle soit servie en tartare, en tataki (simplement saisie), en merguez ou en smoked meat, la viande est étonnamment tendre et délicate. Seul le saucisson de type rosette de Lyon a un goût plus sanguin et ferreux.

À la Maison publique, Derek Dammann a l’intention de faire des charcuteries avec la pièce qu’il a commandée, comme il le faisait dans son restaurant précédent, le DNA. Le chef revient justement de Terre-Neuve, où il a participé à un repas 100 % loup marin au restaurant de Todd Perrin, Mallard Cottage. Ses papilles à lui n’ont pas remarqué de différence entre le phoque madelinot et le terre-neuvien.

Reconnu notamment pour son audace, Derek Dammann ne cuisine pas le loup marin pour faire du marketing, mais parce qu’il considère que c’est du gros bon sens.

« C’est une ressource fiable,
abondante, propre et patrimoniale. »

— Derek Dammann, chef de la Maison publique

« Personne ne se scandalise parce que les Canards du Lac Brome abattent des milliers de canards chaque jour ou parce qu’on tue chaque année 13 000 orignaux, explique Derek Dammann. Il y a des gens qui font des choses horribles dans le monde, qui tuent des rhinocéros pour le plaisir, qui exploitent des enfants pour manger du chocolat. Le loup marin est une ressource qui est très, très bien gérée. On se scandalise seulement parce qu’on a vu des images de sang sur la banquise. Si on avait accès aux abattoirs, on se scandaliserait bien plus ! »

« Les Québécois sont très ouverts en matière de cuisine, poursuit le chef. Ils mangent du cheval, du cerf, du chevreau, alors ils mangeront aussi du phoque ! »

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