Chronique

Communicons

Je suis né dans une maison sans livres, je l’ai dit. J’ai dû raconter aussi comment j’ai commencé à lire – cette bibliothèque où ma mère me traînait pour y faire le ménage avec elle – bref, à 12 ans je lisais comme un fou, à 72 ans je lis toujours comme un fou.

Au début je lisais « pour l’histoire ». L’île au trésor, Croc-Blanc, Vingt mille lieues sous les mers, des centaines d’histoires, puis un jour j’ai lu Céline, Louis-Ferdinand. Regarde donc ça comme il écrit « drôle » celui-là.

Je suis entré en littérature à partir de là. À partir de Mort à crédit l’histoire ne m’a plus suffi, et même devenait moins importante que la manière de la raconter. L’écriture donc. Ses fantaisies, son originalité bien que je me sois vite fatigué du pittoresque en littérature comme dans le reste. L’écriture donc, sa richesse, sa musique, sa complexité, sa logique, sa charge critique.

Je ne suis pas allé à l’école longtemps, je l’ai dit aussi, la lecture a été ma seule école. La littérature, les lettres m’ont formé le goût et le jugement – je vous entends ricaner, disons si cela peut vous calmer : m’ont formé le sens critique, reste que si j’étais allé à l’école longtemps, à cette époque-là, c’est aussi la littérature, les lettres, les textes qui m’auraient formé le goût, le jugement et le sens critique, avec plus de méthode sans doute que je n’ai su le faire tout seul, mais, c’est ma question, mon sujet : il y-a-t-il un autre moyen ?

La lecture n’est plus à la mode, c’est le moins qu’on puisse dire. Les Lettres ne sont plus la référence commune. Non je ne suis pas nostalgique, j’ai 72 ans j’en ai rien à foutre de ce que sera la culture dans 20 ans. Je me pose seulement une question. Deux.

La formation du goût, du jugement, du sens critique est-elle indispensable pour former des esprits libres ?

Je ne vois pas comment vous pourriez répondre non. Cette formation peut-elle se faire en 140 caractères, en images, en blogues, en vidéos, en téléréalités ? Comment peut-on apprendre à lire – ce que j’appelle lire : appréhender en même temps la beauté du texte, son sens, sa profondeur – comment peut-on arriver à cela hors des Lettres ?

Et si on ne sait pas lire – ce que j’appelle lire – comment alors former son goût, son jugement, son sens critique ?

Vous entrez dans une librairie. Un titre vous attire. Celui-ci tient : La mort de l’élite progressiste (de Chris Hedges). Vous l’ouvrez n’importe où, page 213 : Borges disait qu’on meurt deux fois, la seconde, définitive, quand il ne reste plus personne pour raconter notre histoire.

Au fait, de quoi meurt l’élite progressiste ? D’avoir fait trop de concessions au pouvoir comme le suggère l’auteur ? De la mort des Lettres elles-mêmes ? Au fait, qui est Borges ? Demandez-le pour le fun à dix personnes autour de vous. Qui est Borges ?

OK, vous me croyez maintenant, OK c’est fini les Lettres. Mais alors, quoi ?

Vous ne le savez pas ? Vous ne lisez pas les journaux ? Cela a fait les manchettes il y a une semaine ou deux : le programme collégial « Arts et lettres » s’appellera désormais « Culture et COMMUNICATION ».

Ben voilà, il suffisait d’y penser : communiquons.

Simple changement d’intitulé se défendait le ministre de l’Enseignement supérieur Pierre Duchesne qui se refusait par avance à s’engager dans un débat sémantique. Si j’ai bien compris ce qu’il a dit, c’est simplement pour rassurer les étudiants qui comprennent mieux le mot « communication » que le mot « Lettres ».

N’en déplaise au ministre, c’est loin d’être innocent. Une autre défaite. Un autre glissement. Un autre « arrangement » pas si raisonnable avec les talibans de la culture. Une autre confusion. Une autre concession à l’air du temps qui est justement, essentiellement, péremptoirement : communication.

C’est quoi communiquer ? C’est agiter le contenu, le répandre, le partager, le commenter, le filmer, être le premier à en parler.

Mais le contenu, lui, il vient d’où ?

***

TÉLÉ – Ce n’est pas vrai, comme il le prétendait samedi dernier dans sa chronique, que j’ai menacé mon collègue Hugo Dumas des pires sévices s’il ne plaçait pas Weeds dans les quinze classiques de la télé américaines à voir absolument.

Je suis un fan de Hugo de ses lévitations – je lévite – comme de ses évitements – je l’évite, mais je l’ai trouvé un peu cheap pareil d’avoir placé Weeds à la 15e place, in extremis, pour me faire plaisir, mais pas trop.

Sachez-le, Weeds, du moins les trois premières saisons, est la meilleure série de tous les temps de la télé américaine. D’abord par les tabous que cette série a si férocement piétinés, l’euthanasie, le meurtre, le cul, la dope – on y voit des enfants vendre de la dope avec leur maman, on y voit un ado faire des folies avec une amie de sa maman, on y voit un autre ado étouffer une vieille avec un oreiller – par les tabous piétinés donc, et ensuite par Mary-Louise Parker la plus ceci cela de toutes actrices du monde, je suis sûr que Molière l’a rencontrée dans une autre vie et que c’est après l’avoir baisée qu’il a écrit L’école des femmes. Je l’aime, bon. Mais non pas Molière.

Oserais-je vous dire que ma nouvelle série préférée est Girls ? Et ma nouvelle égérie son personnage principal, cette Hannah Horvath (Lena Dunham). J’ai reconnu en elle, pour la première fois dans une fiction à la télévision, une fille ordinaire comme celles avec lesquelles je sortais quand j’avais 25 ans, sans les tatoos, ce n’était pas la mode, mais coiffées en matante comme cette Hannah, presque pas maquillées, avec un nez un peu gros, une bouche un peu grande, le menton un peu fuyant, et quand je leur disais je t’aime, elles me répondaient : tais-toi donc.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.