Chronique Lysiane Gagnon

Catherine Deneuve et le double piège

Catherine Deneuve est une femme admirable. Au lieu de se retirer du monde en pleurant sur sa beauté perdue, comme Greta Garbo, elle continue à jouer, affichant crânement son visage abîmé et sa taille de matrone.

Contrairement aux stars vieillissantes qui croient retrouver leur jeunesse en devenant anorexiques, ou aux Rolling Stones, qui se prennent encore pour des icônes sexuelles, Deneuve choisit des rôles adaptés à son âge.

Elle joue – superbement – parce que c’est son métier et sa passion, parce qu’elle n’a fait que ça dans sa vie, et parce qu’elle est, l’expérience aidant, encore plus douée qu’auparavant.

C’est en plus une femme intelligente, reconnue pour sa liberté de parole. Raison de plus pour regretter qu’elle se soit fait piéger, à la fois par Catherine Millet et par le journal Le Monde.

La fameuse « lettre des cent femmes » qui s’attaquait aux dérives du mouvement #moiaussi, et à laquelle la signature de la blonde vedette a donné le retentissement que l’on sait, était l’initiative de Catherine Millet, un personnage hors du commun.

Cette spécialiste de l’art contemporain, directrice d’une revue prestigieuse, a publié en 2001 La vie sexuelle de Catherine M, un stupéfiant récit des diverses orgies auxquelles elle a participé… auprès desquelles les soirées coquines de Dominique Strauss-Kahn font figure de divertissement pépère.

Pour ajouter à l’étonnement, c’était écrit dans un style sec et clinique, quasisoporifique, par une petite femme ordinaire aux cheveux poivre et sel et à la mise austère – l’exact envers d’une porn star.

En décembre dernier, Mme Millet en rajoutait en déclarant regretter de ne jamais avoir été violée. Cela aurait été, faut-il comprendre, une fascinante expérience de plus, après avoir été prise de toutes les manières et dans toutes sortes d’environnements par de multiples inconnus, dans le cadre de partouzes organisées par des réseaux libertins.

Ah ! Mais ces sulfureux coïts se faisant entre adultes consentants, il y manquait, faut-il croire, le piment de la coercition véritable !

Bon. Mme Millet peut bien faire ce qu’elle veut, dans l’ancienne tradition du libertinage à laquelle le marquis de Sade a donné ses lettres de noblesse, et son exemple montre que les femmes, tout autant que les hommes, peuvent avoir des fantasmes inavouables.

Cela dit, participer à un mouvement dont Catherine Millet allait être l’une des figures de proue n’était pas une bonne idée pour une actrice soucieuse de sa popularité. La sexualité très particulière à laquelle Mme Millet est associée risquait de dénaturer complètement l’esprit et le sens de l’intervention des critiques de #moiaussi.

Le second piège est venu du Monde.

Comme le relate le médiateur du journal dans le numéro de dimanche-lundi, c’est Catherine Millet qui, le 5 janvier, a annoncé au responsable des pages Débats du Monde qu’elle désirait faire publier une lettre collective sur ce sujet crucial.

Trois jours plus tard, après avoir fignolé le texte, Mme Millet rappelle en disant qu’elle vient d’obtenir la signature de Catherine Deneuve. Une grosse prise !

Du coup, l’affaire prend une énorme dimension : la lettre fera le tour du monde ! Discussion tendue au Monde : comment « jouer » cette affaire ? On décide de le faire sobrement, sans photo de Deneuve à la une.

Par la suite, écrit le médiateur Frank Nouchi, « plusieurs jeunes rédacteurs et rédatrices » se sont insurgés contre le fait même d’avoir publié cette lettre. Cela allait, d’après eux, « à l’encontre des valeurs du journal ».

On croit rêver : comment des journalistes professionnels peuvent-ils s’opposer au pluralisme des idées et vouloir éviter la confrontation des points de vue sur un sujet de brûlante actualité ? C’est pour le moins troublant.

Le médiateur ne parle pas de la façon dont a été conçu le titre qui allait chapeauter la lettre du collectif sur le site web du journal (qui est plus lu, et publié plus tôt, que la version papier). Personnellement, je soupçonne que les titreurs (ou les titreuses) ont délibérément choisi, dans ce texte long et complexe, l’élément le plus choquant, celui qui allait jeter le discrédit sur la lettre des Cent.

Normalement, dans un grand journal, quand il s’agit d’une manchette, les titres sont discutés à plusieurs. Or, il se trouve qu’on a extrait la phrase la plus provocante du texte : « Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ».

Il y a ici une confusion des termes. Ce qui, pour une femme sûre d’elle-même, ou dans un contexte rassurant, est un incident simplement ennuyeux, sera pour une femme plus vulnérable, ou dans un contexte inquiétant, un événement insupportable. La première se sent simplement « importunée », la seconde, « harcelée », une autre se sentira carrément « agressée »…

Nous sommes ici dans le domaine du subjectif absolu. D’où le risque, évident, de l’arbitraire en l’absence d’encadrement judiciaire.

D’un malentendu à l’autre, d’un tweet à l’autre, et dans les grands médias du monde qui ont repris mot à mot le titre du site web du Monde, une partie de l’opinion publique en a conclu qu’il fallait permettre aux hommes de harceler les femmes si l’on voulait préserver la liberté sexuelle !

C’était une équation bancale et ridicule, due en partie, sans doute, à un manque de précision dans l’écriture du texte.

Cela, en tout cas, dénaturait le sens général de la lettre et réduisait la mise en garde fort sensée du collectif à une défense obtuse des harceleurs.

Catherine Deneuve, habituée à être encensée partout où elle passe, a dû tomber de haut en se voyant submergée par un torrent d’invectives. Elle s’est prestement excusée, d’ailleurs, auprès des victimes d’agressions.

Le problème du collectif emmené par Catherine Millet, c’est que ses principales animatrices (dont la psychanalyste Sarah Chiche, qui a rédigé le texte avec Mme Millet) sont des intellectuelles de haut vol habituées à évoluer dans des cercles sophistiqués où l’on comprend le sens des mots et des références.

Elles n’ont pas compris la portée explosive que pouvait avoir leur texte, une fois jeté dans le grand public, et surtout dans le grand capharnaüm des médias sociaux, au cœur d’une controverse enflammée.

Ainsi, l’allusion à la « misère sexuelle » des « frotteurs du métro », qui aurait pu être abordée calmement en tout petit cercle, est devenue une affirmation incendiaire, surtout venant de femmes riches et célèbres comme Catherine Deneuve, qui n’ont jamais eu à prendre le métro aux heures de pointe et qui, au surplus, ont passé l’âge de se faire harceler.

Tout cela est bien dommage, car si on la lit attentivement, cette lettre contient nombre de réflexions justes et utiles. Des réflexions sur la censure artistique et le puritanisme, sur la justice expéditive des procès publics où disparaît la présomption d’innocence, sur les abus de cette vague de délations sommaires, sur la victimisation systématique des femmes et la diabolisation des hommes, et sur le climat général de suspicion mutuelle que ces dérives risquent d’entraîner.

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