Playboy a 60 ans

Un chaud lapin un peu ringard

Il a fait rager les féministes et contribué à l’éveil sexuel de millions d’adolescents. Lancé en décembre 1953 avec, dans ses pages, des photos de Marilyn Monroe nue, Playboy célèbre ses 60 ans ce mois-ci.

Pour son numéro anniversaire, le magazine s’offre la top-modèle Kate Moss en couverture, preuve que Playboy est devenu une institution avec juste ce qu’il faut de sulfureux pour que l’événement attire l’attention tout en restant dans le ton BCBG.

C’est une évidence, le magazine Playboy a perdu de son mordant. Non seulement a-t-il été détrôné au début des années 2000 par ce qu’on appelle les laddy magazines, des titres destinés aux jeunes hommes comme Maxim, FHM, Stuff et Loaded, mais même les magazines masculins plus généralistes comme GQ et Esquire présentent eux aussi des actrices et des mannequins qui posent à moitié nues. Résultat : Playboy, dans l’esprit de plusieurs, est devenu le magazine que lisait leur grand-père.

Quant au web, il donne accès à des images pornos beaucoup plus explicites que des photos en deux dimensions sur papier glacé. Et c’est sans compter toutes les applications mobiles du genre « sexy girls, sexy bitch, sexy boobs », etc. qui permettent de consommer de la porno sur une tablette ou un téléphone, au travail ou dans l’autobus.

On est loin du play-boy aux cheveux gominés vêtu de sa robe de chambre en velours, foulard Ascot au cou, en train de fumer un cigare…

Question de demeurer pertinent, Playboy a déployé au fil des ans une stratégie sur le web et les réseaux sociaux. Comme la plupart des magazines, il est aujourd’hui présent sur Twitter, Facebook, Tumblr et Instagram. Il continue de se distinguer par ses textes fouillés et ses longues entrevues (le Prix Nobel Paul Krugman était interviewé dans le numéro de novembre), mais ce n’est pas avec ce genre de textes qu’on attire les jeunes lecteurs.

Comme Playboy, Hugh Hefner se fait vieux 

Pour survivre, Playboy a donc dû développer sa marque sur d’autres axes : la télévision (avec sa téléréalité Girls Next Door), la radio, les vidéos (souvent assez hard) et le web. Il a également rouvert quelques clubs privés, dont un à Londres (les clubs Playboy étaient très populaires dans les années 1960, même Montréal avait le sien).

Mais il a surtout commercialisé son image (le lapin de Playboy serait aussi populaire que Hello Kitty) sur des vêtements, des accessoires et des produits de beauté. En 2012, les revenus provenant de la vente de licences de la marque comptaient pour 74 % du chiffre d’affaires de l’entreprise, confiait le président Scott Flanders au Wall Street Journal en début d’année.

Au-delà des porte-clés à l’effigie de Playboy, il y a le personnage de Hugh Hefner qui a longtemps représenté la marque, l’art de vivre comme un play-boy. Or Hefner se fait vieux. À l’âge de 87 ans – et bien qu’on dise qu’il supervise encore le contenu du magazine –, il n’est plus crédible dans le rôle d’homme à femmes. Même les féministes ne s’intéressent plus à lui.

« Elles ont d’autres combats à mener », note Martine Delvaux, professeure de littérature à l’UQAM et auteure de l’essai Filles en série qui vient tout juste de paraître aux éditions Lux.

« Dans les années 50, 60 et 70, Playboy dansait un drôle de tango avec les féministes, observe Martine Delvaux. D’un côté, Hugh Hefner disait qu’il avait contribué à la libéralisation de la sexualité, à la contraception et au libre accès à l’avortement. Mais en même temps, son magazine était une opération de marchandisation du corps de la femme. En disant que n’importe quelle femme – la fille d’à côté – pouvait être une bunny, libérait-il les femmes ou ne les mettait-il pas à la disposition de tous ces "chauds lapins" en les formatant et les corsetant dans leur costume de lapine ? »

L'attrait de la femme-enfant

Dans son essai, Martine Delvaux consacre un chapitre à Playboy, dans lequel elle s'interroge sur le choix du lapin comme symbole. « Le lapin se trouve un peu dans le no man’s land animal, quelque part entre l’animal domestique et l’animal sauvage, explique-t-elle. Ce n’est pas un symbole menaçant et c’est très habile de l’avoir choisi. Tout le monde trouve ça mignon, un lapin. »

Or Martine Delvaux estime que l’approche de Hugh Hefner a été très dangereuse et très nocive pour les femmes. « Dans l’univers de Playboy, les femmes sont toujours soumises, comme des prostituées, note-t-elle. Hugh Hefner n’était pas en faveur de l’intelligence des femmes, il ne montrait jamais une femme en pleine possession de ses moyens, en contrôle. Il présente plutôt des jeunes femmes au corps retouché, nu et lisse comme celui d’une fille prépubère. À mon avis, il participe à la culture de la pédophilie. Ce n’est plus la fille d’â côté qui est disponible pour le play-boy, c’est la petite fille, la femme-enfant, comme le disait Nelly Arcan. »

« S’il était arabe ou mormon, conclut Martine Delvaux, il y aurait sans doute une levée de boucliers contre Hugh Hefner… »

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