EDEM AWUNEY Explication de la nuit

Écrire pour pouvoir mourir

Explication de la nuit

Edem Awumey

Boréal, 216 pages

« Toute ressemblance entre cette fiction et une quelconque réalité serait bien intéressante… et triste », est-il écrit en page de garde d’Explication de la nuit, quatrième roman d’Edem Awumey, né en Afrique, au Togo, et vivant désormais à Gatineau, au Québec. Exactement comme le héros de son roman, où la dictature, la torture, la trahison se mêlent à la littérature, l’amour, la lumière.

On les appelle les « disparus » : tous ces gens enlevés par une dictature et qui ne sont jamais revenus, dont on ne sait même pas ce qu’ils sont devenus. Dans Explication de la nuit, Edem Awumey relate l’histoire d’un de ces disparus, Ito Baraka, emprisonné dans un camp de la mort. Mais pas d’hiver ni de Sibérie ici. Juste le soleil d’Afrique, qui est aveuglant, implacable comme la terreur.

Alors qu’il est sur le point de mourir d’un cancer dans un sous-sol… du Vieux-Hull, Ito écrit ce qui lui est arrivé. Car lui est rentré vivant du camp. Incapable de réintégrer sa vie et sa ville d’avant, il a émigré au Québec. Et il lui faut impérativement écrire ce qu’il a vécu pour pouvoir mourir. En paix ? Non. Enfin.

Dans le restaurant blanc et bruissant où nous avons rendez-vous, Edem Awumey s’exprime d’une voix douce. Oui, il a été de ces jeunes Africains qui ont manifesté pendant les années 90 alors que soufflait un vent à la fois d’émancipation et de répression. Non, il n’a pas été emprisonné dans un de ces camps dont on sait aujourd’hui qu’ils ont existé, même s’ils ont été rasés. 

« Comme Ito, j’ai grandi dans les rues de la grogne, de la colère, j’ai manifesté quand la mer s’est mise à renvoyer des corps, et il fallait fuir quand les jeeps arrivaient, explique-t-il. Mais j’ai échappé aux camps. Pour cela, j’ai plutôt pensé à une femme que je connais, dans un quartier que je connais et un pays que je connais, et dont le fils, qui était de toutes les manifestations, a ainsi “disparu”… »

S’il est question de rafle, de torture et de trahison dans ce roman, il est au moins autant question de livres et particulièrement de théâtre. « À Lomé [capitale du Togo], dans les années 90, j’ai assisté à l’émergence d’une génération de dramaturges qui ne parlait plus de colonialisme, mais plutôt du climat totalitaire qui régnait, on croyait vivre une révolution. Ces dramaturges montaient des pièces très iconoclastes, à nos yeux : les comédiens jouaient habillés de treillis – c’était incroyable, pour nous, voir ces faux soldats qui jouaient des textes nourris du théâtre absurde, Beckett, Ionesco, etc., tout ça pour emmerder le pouvoir. »

Le théâtre, c’est justement ce qui anime Ito Baraka, jeune universitaire sans histoire. Avec trois amis, il décide de monter Fin de partie de Beckett. Mais ce qui semble presque un divertissement va se transformer peu à peu en situation dangereuse, qui dérape. Un jour, au cours d’une manifestation, Ito est ramassé et emmené dans un camp. Et soumis à la torture. Mais aussi à la force des livres. 

Récits entremêlés

Deux récits s’entremêlent et appellent des styles différents dans Explication de la nuit. L’un relate, à la troisième personne, la vie d’Ito à Gatineau, alors qu’il meurt du cancer aux côtés de son amoureuse Kimi Blue, junkie amérindienne (« tous les deux sont tombés dans un trou du temps, l’un en Afrique, l’autre en Amérique », dit Awumey). 

L’autre récit raconte à la première personne les années de théâtre, puis les années de camp d’Ito en compagnie de Koli Lem, l’aveugle qui se nourrit de littérature et dont la silhouette ressemble à la sculpture L’homme qui marche de Giacometti. Le camp habite une foule de ces morts-vivants filiformes, où « rebelles » et sorciers sont soumis à la torture. Car le régime en place ne prend aucun risque. Qui sait si ces sorciers, ces « hommes-volants » capables de voyager hors de leur corps au cours de la nuit, ne vont pas venir anéantir le pouvoir, au même titre que les contestataires ? 

Dans un Québec blanc de neige, Ito est devenu un homme-volant de jour et de nuit, incapable d’échapper à sa mémoire, voyageant toujours en pensée dans les lieux où il est né, où il a étudié, où il a été torturé, où il revient d’entre les morts, parmi les vivants qui ignorent ce qu’il a vécu. Car le pays a changé. Il y a quelque chose de La plaisanterie de Kundera dans le roman d’Awuwey…

« Ito se sent comme un rat, dit l’écrivain, un rat qui vit dans la pénombre, mais qui tente néanmoins d’arriver à la lumière, malgré la culpabilité, l’amertume. Il veut décliner autrement le soleil… Il écrit pour essayer de peindre une Afrique qui n’est ni la guerre ni les belles plages, une Afrique qui vit entre ces deux pôles. Et il écrit pour expliquer sa nuit à lui… »

Comme dans ses trois précédents romans (dont Les pieds sales qui a été sélectionné pour le Goncourt en 2009), Edem Awumey a écrit un roman dur et sensible, mais cette fois au style plus protéiforme, à la fois concret et philosophique. Un livre dont il dit simplement : « Après l’avoir écrit, ça va mieux. »

Extrait

Explication de la nuit d’Edem Awumey

« On pourrait enfin dire : fin de partie pour Ito Baraka et ses amis, enfants de la Révolution verte, le sursaut végétal qui a fabriqué sur une côte d’Afrique des jeunes avachis le long des jours aux devantures des maisons familiales qu’ils n’ont pas encore quittées à quarante ans, sifflent entre leurs dents cariées la ritournelle de l’attente pendant que les crises économiques à répétition fragilisent les cœurs et les bourses depuis longtemps vides. Ils attendent avec le sentiment d’avoir été baisés par cet ange roublard qui leur avait promis le changement, un monde nouveau et juste, etc., et en eux la queue de l’Ange continue à bousiller les dernières illusions. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.