Vivre avec les trolls

J’attendais beaucoup du documentaire Troller les trolls d’Hugo Latulippe. Est-ce parce qu’il s’est écrit beaucoup de choses sur ce phénomène au cours des dernières années ? Toujours est-il que ce film sur ceux qui utilisent leur clavier pour attaquer, s’exprimer ou marquer leur existence m’a laissé sur mon appétit.

Et puis, je vous en parle tout de suite, le fait que ce documentaire ait surtout recours à des personnalités connues afin de représenter la voix des victimes m’a agacé. Piloté par Pénélope McQuade (elle témoigne de son expérience personnelle, mène les entrevues et fait la narration), le film donne la parole à des cibles telles que Richard Martineau, Sophie Durocher, Gabriel Nadeau-Dubois, Dalila Awada et mon collègue Patrick Lagacé.

Je ne doute pas un instant que les personnalités publiques, particulièrement les chroniqueurs, puissent être des victimes de choix pour les trolls. Elles sont un aimant pour des gens qui aimeraient bien chausser leurs souliers. Même si les propos de ces invités sont souvent pertinents et justes, je ne comprends pas qu’on n’ait pas fait plus de place aux « gens ordinaires », ceux qui n’ont pas toujours les moyens nécessaires pour répliquer ou se défendre.

Cela dit, ce documentaire mérite quand même d’être vu, car il a l’avantage de rassembler tous les aspects inhérents à ce problème qui touche à peu près tout le monde.

Patrick Lagacé a d’ailleurs le courage de dire qu’en plus d’être une cible pour les trolls, il a sans doute été lui-même un troll. « Chacun peut devenir un troll », ajoute-t-il.

Au fait, qui sont ceux qui sévissent dans le confort de leur salon ou de leur lit ? Aidée par Geneviève Lajeunesse, une spécialiste de l’informatique, Pénélope McQuade retrouve d’abord une femme qui a tenu des propos très durs sur des groupes musulmans. En guise d’explications, elle raconte qu’elle a voulu « suivre le troupeau ». Mais depuis que cette trolleuse s’est fait parler « dans le casque » par la police, elle se tient tranquille.

« La balloune du troll se dégonfle vite quand on s’adresse à lui directement », dit Pénélope McQuade à un certain moment.

On fait également la rencontre de Pierre Dion, qui multiplie des propos du genre : « Arrêtez de nous narguer avec vos rideaux sa [sic] tête et respectez nos lois. Tout va bien aller. » Quand Pénélope McQuade lui montre ce message, il se contente d’ajouter : « Il me semble que le message est clair là-dessus. »

Pierre Dion affirme qu’il publie ce genre de messages parce que le « Québec se sent menacé ». Il est intéressant de voir le lien qu’il fait entre le sentiment personnel qu’il éprouve et celui qu’il met entre les mains de la société dont il fait partie.

Et puis, on part à la recherche de la très colorée Josée Rivard, une femme qui, de sa cuisine, publie des vidéos livrées avec une rage inouïe. Ses messages sont composés de cris et de vociférations. La cible préférée de Josée Rivard est Justin Trudeau. Elle lui en veut terriblement de favoriser l’immigration.

La police d’Ottawa est venue rencontrer Josée Rivard. « Mettons que s’il arrivait de quoi à Trudeau, je serais peut-être la première à sortir les clowns et les ballounes », dit-elle.

Celle qui se dit « pas violente pour cinq cennes » regarde l’une de ses vidéos au ton particulièrement violent. Elle souligne fièrement qu’elle a obtenu un million de visionnements sur Facebook.

Au sujet des motifs qui poussent un troll à écrire des choses percutantes, la spécialiste des réseaux sociaux Nellie Brière affirme que cela est lié au phénomène de la communication-spectacle.

Le troll ne s’adresse pas seulement à sa victime, il parle aussi à son public, à ceux qui le suivent. « Les trolls nourrissent une audience, une forme de spectacle », dit-elle.

La seconde partie du documentaire aborde la question des mesures à adopter pour tenter de combattre ce fléau. « À partir de quand un message devient une véritable menace ? », demande-t-on à Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal.

Selon lui, « l’État a démissionné ». Quant à la police, « ce n’est pas une priorité » pour elle. « La législation idéale, c’est une législation qui ne crée pas d’inhibition excessive, mais qui garantit le respect de la dignité des personnes », ajoute Pierre Trudel.

L’avocat Julius Grey croit que, même devant ce grave problème, on ne devrait pas offrir plus de pouvoir à la police. Selon le juriste, le harcèlement et la diffamation sont aussi graves dans d’autres contextes.

Le film se termine sur un terrible constat. À la douleur qu’éprouvent les victimes des trolls, il faut ajouter le choc que nous encaissons depuis l’apparition des réseaux sociaux.

Alors qu’on s’imaginait vivre avec des gens surtout civilisés, réfléchis et sensibles, les canaux de communication nous font prendre conscience qu’une partie de la population est formée de gens racistes, homophobes, misogynes, intolérants, bornés et violents.

Je suis peut-être pessimiste, mais je crois sincèrement que la surveillance et la législation sont et seront inoffensives face à la tactique de ces gens.

Les réseaux sociaux ne sont qu’un porte-voix. Et des porte-voix, il y en a eu de toutes sortes au cours de l’histoire.

La bataille que nous devons mener est celle contre l’ignorance. Elle est l’unique cause de ces dérapages dommageables. Quand Pénélope McQuade demande à Pierre Dion, celui qui n’en peut plus de se faire « narguer par des gens qui portent des rideaux sa [sic] tête », s’il a déjà eu la chance d’échanger avec une personne voilée, celui-ci répond : « Non, pas vraiment, parce que je n’en ai pas vraiment vu devant moi. »

Pierre Dion ne doit pas juste quitter son clavier. Il doit quitter son salon et sortir de sa maison. Il doit aller troller ce qu’il ne connaît pas.

Troller les trolls, le 3 octobre, 20 h, à Télé-Québec

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