100 ans de l’armistice

Se souvenir, un siècle plus tard

Il y a 100 ans, la Première Guerre mondiale prenait fin, le 11 novembre, à 11 h. Si la participation des Canadiens dans l’effort de guerre fait encore débat dans les livres d’histoire, un petit village de Belgique honore aujourd’hui un soldat de Nouvelle-Écosse, George Price, mort deux minutes avant la fin du conflit. Récit.

100 ans de l’Armistice

Mort deux minutes avant la fin de la guerre…

Le Canadien George Price détient le titre peu enviable d’être l’un des derniers soldats tués sur le front, le 11 novembre 1918. Dans un petit village de Belgique, son nom est partout.

Ville-sur-Haine, Belgique — Il pleut à Ville-sur-Haine. Près du canal qui borde le village, des hommes s’activent à planter des arbustes et à préparer le terrain qui recevra dans quelques jours le mémorial dédié à George Lawrence Price.

C’est ici, à quelques mètres à peine, que ce soldat canadien a été tué le 11 novembre 1918, à 10 h 58, soit deux minutes avant le début du cessez-le-feu qui allait mettre un terme à la Première Guerre mondiale.

Pour le 100e anniversaire de l’Armistice, la commune lui rend hommage, notamment par une cérémonie où se trouvait hier la gouverneure générale du Canada, Julie Payette. « Price est un peu le symbole de cette génération sacrifiée inutilement », résume Corentin Nalletamby, qui coordonne la commémoration.

Inconnu au Canada, George Lawrence Price est une sorte de légende à Ville-sur-Haine. Et pas seulement à cause du monument en pierre bleue, réalisé par un artiste local, officiellement dévoilé pour le 100e anniversaire.

Un petit tour dans le village permet de constater que son nom est partout : il y a un pont George

Price, une avenue George Price et même une école George Price. Sans parler de la pièce de théâtre créée à sa mémoire pour le 100e anniversaire de l’Armistice, et de la rose « George Price », qui sera éventuellement commercialisée.

Une balle a suffi

Il faut dire que sa mort a de quoi frapper l’imagination.

Lorsque ce soldat de 2e classe arrive sur les lieux, au sein du 28e Bataillon de l’infanterie canadienne, quelques combats se poursuivent sur le front belge. Passé par Liverpool et Southampton, puis envoyé en Belgique, ce jeune agriculteur, originaire de Nouvelle-Écosse, a déjà participé à quelques batailles en France et échappé de justesse aux gaz allemands.

Le 11 novembre à 5 h 20 du matin, l’armistice est signé entre les chefs des armées alliée et allemande. Le cessez-le-feu doit entrer en vigueur à 11 h du matin. Mais l’information, venue de Compiègne, en France, tarde à se rendre jusqu’à la petite bourgade de Ville-sur-Haine, où les hostilités se poursuivent.

« Fini ? Comment pouvait-on savoir que c’était fini ? Ce n’était certainement pas fini là où nous étions ! », relatera plus tard le soldat Art Goodmurphy, qui était sur place, dans un long papier sur George Price publié en 1980 dans le Reader’s Digest.

Chargé de sécuriser les ponts qui divisent la ville, le jeune soldat traverse le canal, sans savoir que l’armistice est signé. Sa patrouille fouille les maisons pour déloger les derniers soldats de l’armée adverse. C’est en sortant dans la rue, malgré les avertissements des habitants, que Price est abattu par un tireur allemand embusqué.

Une balle suffit.

Le Canadien s’effondre devant la maison, où il meurt dans les bras d’une jeune institutrice, après lui avoir donné la fleur en papier maculée de sang qu’il avait dans sa poche. Deux minutes plus tard, les cloches de l’église annoncent la fin de la guerre.

Price avait 25 ans et une fiancée en Saskatchewan.

Pour le tourisme historique

L’histoire aurait pu en rester là. Mais en 1968, pour le 50e anniversaire de l’Armistice, le nom de George Price refait surface. Une stèle est accrochée aux murs de la maison où le soldat a rendu l’âme, avec sa photo dans un cadre. La seule qu’on ait de lui en uniforme militaire.

Depuis, son nom s’inscrit progressivement dans la légende locale. Tous les 11 novembre, des fleurs sont déposées près de la plaque. Jusqu’à ce qu’on détruise la maison à la fin des années 80 pour construire un nouveau canal. Le pont qui l’enjambe sera baptisé le pont George Price. La fleur en papier, de son côté, sera conservée précieusement par les habitants de Ville-sur-Haine, jusqu’à ce qu’elle soit remise en 1990 au neveu de Price, George Barkhouse, qui la conserve toujours précieusement.

« Elle est dans un cadre dans ma chambre, raconte l’homme de 89 ans, joint par La Presse à Kingforth, en Nouvelle-Écosse. Je la regarde avec beaucoup d’humilité. Je n’ai pas connu mon oncle. Mais ce que ces soldats ont fait là-bas dépasse l’entendement. »

Maire de la commune de Le Roeulx, qui englobe notamment Ville-sur-Haine, Benoît Friart ne s’en cache pas. Au-delà de son symbole « universel et intemporel », le mémorial Price, lourd de 13 tonnes et haut de 6 mètres 40, pourrait avoir des retombées positives pour cette petite municipalité wallonne de 8500 habitants, en attirant les amateurs de tourisme historique.

Cette perspective semble aussi réjouir Marilyn Lahaie, qui sera aux premières loges pour contempler le mouvement.

Née il y a 68 ans à Ville-sur-Haine, cette retraitée vit à une dizaine de mètres du mémorial Price, qu’elle peut contempler jour et nuit par la fenêtre de son salon. Loin de craindre l’achalandage, elle se dit prête à accueillir les visiteurs qui voudraient en savoir plus sur le soldat canadien. La dame, qui vit seule avec son chien, parmi ses bibelots et statues de la Sainte Vierge, n’a certes pas connu George Price. Mais elle se targue d’être la seule à posséder la photo originale du soldat, qu’elle conserve précieusement depuis la mort de son mari.

« Il n’a jamais voulu me dire d’où elle venait. Il disait : c’est un secret. Je l’ai laissée des années dans un coffre au grenier. Maintenant, elle est sur mon mur », confie Marilyn Lahaie, visiblement très heureuse de profiter – par la bande – de l’attention portée au soldat canadien.

Deux minutes et 19 millions de morts

George Lawrence Price a-t-il été le dernier mort de la guerre ? Des armées du Commonwealth ? Des troupes alliées ? Difficile à dire.

On sait que 800 hommes ont été tués le 11 novembre sur toute la ligne de front, entre la signature de l’armistice et l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Et l’on ne parle même pas de tous ces blessés qui mourront de leurs blessures dans les jours, semaines ou mois suivant l’armistice.

Pas étonnant que l’historien Frederic Guelton hausse les épaules lorsqu’on aborde le sujet. La Première Guerre mondiale aura fait près de 19 millions de morts chez les militaires comme dans la population civile. À une telle échelle, quelle importance faut-il donner aux minutes et aux secondes ?

« Quand on a un front qui fait 700 km, on ne peut pas d’un seul coup identifier celui qui est mort à onze heures moins une, comme si toutes les horloges étaient bien réglées par GPS, que le clairon avait sonné à la bonne heure au bon endroit partout… Mais on peut comprendre que pour les opinions publiques, ces histoires de soldats morts au dernier moment aient un côté tout à fait dramatique. Après, voilà : est-ce que celui qui est mort à “moins une” mérite plus d’attention que celui qui est mort à “moins trois” ou “moins quinze” ? Je pose la question. »

Question ou pas, ce soldat presque anonyme, mort à 25 ans au cœur de la campagne wallonne, à 5000 km de chez lui, n’aurait sûrement jamais pensé faire un jour l’objet de tous ces hommages.

« En effet, conclut le maire Benoît Friart, en esquissant un sourire. Mais sans doute aurait-il préféré passer à l’histoire pour d’autres raisons… »

100 ans de l’armistice

La participation canadienne

Les francophones ont-ils fourni leur part ?

Le Québec sera longtemps accusé par le Canada anglais de ne pas avoir « fourni sa part » en proportion de sa population, pendant la Première Guerre mondiale.

L’historien du ministère de la Défense nationale Jean Martin, mort subitement au printemps dernier, a contesté « le fameux chiffre de 32 000 à 35 000 Canadiens français en uniforme, qu’on reprend depuis 1937 d’une thèse d’une historienne américaine », relate son collègue Michel Litalien.

Jean Martin a passé au crible les 627 586 entrées de la base de données de Bibliothèque et Archives Canada afin de repérer les patronymes francophones. « Je peux maintenant confirmer qu’au moins 74 795 Canadiens français ont fait partie du CEC [Corps expéditionnaire canadien] à un moment donné au cours de la Première Guerre mondiale », a-t-il écrit dans un article paru dans la Revue militaire canadienne, à l’automne 2017.

Ce nombre est prudent, puisque l’historien a systématiquement écarté tous les noms à consonance anglophone, parmi lesquels de nombreux francophones de descendance irlandaise et écossaise. De surcroît, plus de la moitié des soldats canadiens non francophones étaient nés à l’étranger, la plupart en Grande-Bretagne.

« Les Canadiens français représentaient près de 24 % des soldats nés au Canada », calcule-t-il, une proportion très proche de celle des francophones au pays.

Où étaient-ils, ces francophones fantômes ? Beaucoup étaient intégrés dans les unités anglophones des autres provinces.

« Il s’agit d’une contribution remarquable de la part de gens qui entretenaient des liens beaucoup plus faibles avec le peuple et la culture de la Grande-Bretagne et qui, pour la plupart, ont dû rapidement apprendre à parler une langue étrangère en même temps que le métier de soldat », a conclu Jean Martin.

Armistice

L’armistice ne porte pas encore de majuscule, au matin du 11 novembre 1918.

Un armistice est une suspension des hostilités. Celle-ci est à l’initiative du haut commandement allemand, conscient que la défaite est certaine.

« Ce n’est pas une capitulation des forces allemandes, mais uniquement un cessez-le-feu, en attendant des négociations qui vont aboutir au traité de Versailles, en 1919 », rappelle l’historien Michel Litalien, auteur de plusieurs ouvrages sur le conflit.

« Il y a un cessez-le-feu, mais la guerre ne s’est pas terminée là. On avait des troupes canadiennes en Russie septentrionale, qui faisaient la guerre aux bolchéviques. Il y a des morts canadiens dans le nord de la Russie dont on ne parle pas. » Depuis octobre 1918, une brigade d’artillerie combat près d’Arkhangelsk.

En janvier 1919, près de 4000 autres Canadiens débarquent à Vladivostok, en Sibérie. Ils seront de retour en juin 1919, déplorant une vingtaine de morts.

Les 100 jours

Les Allemands rendent les armes au terme d’une offensive alliée dont les troupes canadiennes et australiennes, désormais aguerries (du verbe « aguerrir », habituer aux épreuves de la guerre), ont constitué le fer de lance.

Elle a duré 96 jours, mais on arrondira à la centaine pour la nommer.

« Les 100 jours, selon plusieurs historiens sinon la majorité, c’est le plus grand accomplissement du corps canadien durant la Première Guerre mondiale, explique Michel Litalien. Ça va commencer avec la bataille d’Amiens le 8 août, et se terminer à Mons le 11 novembre avec l’armistice. Ce sera un exploit. Ils vont percer la ligne Hindenburg, réputée imprenable. »

L’offensive coûtera terriblement cher aux Canadiens : 45 800 morts, blessés et disparus, « ce qui est considérable », souligne l’historien.

Mons

La fin des combats voit les troupes canadiennes terminer leur course à Mons, emporté le 11 novembre.

La petite ville belge avait été la première position abandonnée par les troupes britanniques en août 1914, sous la poussée allemande.

« Symboliquement, c’était grand que le Canada prenne Mons, où la mère patrie avait dû plier bagage », explique Michel Litalien.

Mais s’agissait-il d’un objectif légitime et d’une coïncidence géographique, ou d’un sursaut d’orgueil de la part du général canadien Arthur Currie ? Currie obéit aux ordres, mais il « savait la veille que l’armistice allait être prononcé le lendemain ».

En 1927, il sera accusé par un petit journal ontarien d’avoir inutilement sacrifié la vie de ses hommes. « Il va décider de poursuivre le journal et ça va prendre une ampleur considérable. »

Currie vit alors à Montréal, où il est recteur de l’Université McGill.

« Currie va gagner sa poursuite contre le journal, mais ça va lui coûter sa santé et il sera ruiné par ses avocats, poursuit l’historien. Quand Currie meurt, en 1933, un immense cortège va le suivre comme un grand héros de guerre à Montréal, où il est enterré. »

Émeute

La guerre se termine le 11 novembre, mais elle laisse de nombreux Québécois aigris par la conscription.

Quelques mois plus tôt, le 1er avril 1918, des soldats canadiens, arrivés la veille pour prêter main-forte aux autorités locales, ont tiré sur des manifestants – certains disent émeutiers. Les balles font quatre morts et peut-être une soixantaine de blessés dans le quartier Saint-Roch à Québec.

Depuis trois jours, les protestataires s’étaient rassemblés dans divers lieux de la ville, saccageant postes de police et bureaux de recrutement, pour dénoncer les excès des agents chargés de repérer les conscrits récalcitrants.

« Beaucoup ont été témoins de fiers-à-bras engagés par le gouvernement et la police qui ciblaient les jeunes hommes en âge de combattre, décrit Michel Litalien. Plusieurs avaient des billets d’exemption. On a vu des cas où des fiers-à-bras prenaient les billets, les déchiraient et emmenaient les jeunes hommes de force. »

L’émeute sera matée. Mais ce sursaut contre une volonté imposée de l’extérieur aura des échos, un demi-siècle plus tard.

100 ans de l’armistice

La grande oubliée des cours d’histoire

L’histoire militaire a subi la défaite sur le champ de bataille des facultés d’histoire québécoises.

« Il y a des personnes comme moi qui ont décidé qu’elles poursuivraient malgré tout leurs études de l’histoire militaire, mais après la fin de leurs études supérieures, elles ne peuvent pas enseigner dans les universités parce que ce n’est pas un sujet sexy », déclare Caroline D’Amours, jeune historienne dont le doctorat a porté sur la formation des soldats canadiens durant la Seconde Guerre mondiale. Elle vient de terminer ses recherches postdoctorales à l’International History Institute de l’Université de Boston sur la participation du Bas-Saint-Laurent à l’effort de guerre.

L’histoire militaire est-elle négligée, voire dépréciée, au Québec ? « C’est un sujet tabou », soutient-elle.

Il y a 100 ans, le 11 novembre 1918 à 11 h, les canons se taisaient sur les champs de bataille européens.

Le conflit a entraîné l’éclatement de quatre empires – allemand, austro-hongrois, russe et ottoman –, bouleversé la carte de l’Europe et installé un régime communiste qui définira une bonne partie de l’histoire du XXe siècle. Les dures conditions du traité de Versailles, en 1919, engraisseront le terreau du nazisme.

« Pour le Canada anglais, Vimy en 1917 est le mythe de la naissance de la nation. Pour le Canada français, l’émeute de Québec est super importante. Le nationalisme québécois aussi a ses origines dans la Première Guerre mondiale. »

— Roch Legault, historien et doyen à la recherche au Collège militaire royal de Saint-Jean

« Et pourtant, en septembre et janvier, on ne propose qu’un seul cours sur la Première Guerre mondiale dans nos universités québécoises », déplore-t-il.

Un domaine tabou

En dehors des collèges et établissements militaires, les spécialistes en histoire militaire sont pratiquement absents des facultés d’histoire, particulièrement au Québec. « Dans l’ensemble des cours au baccalauréat au Canada, c’est 5 à 6 % des cours qui portent sur l’histoire militaire », soulève Roch Legault, en citant une étude réalisée au Collège militaire de Kingston. « Et le Québec est un petit peu à la traîne, autour de 3 %. »

Pourtant, l’histoire militaire jouit d’un regain d’intérêt auprès des jeunes étudiants qui, comme Caroline D’Amours, investissent les très rares cours qui en traitent.

« L’histoire militaire est très peu documentée dans l’espace public, déplore-t-elle, comme si les Québécois dits “de souche” semblaient ne plus se souvenir qu’ils y ont participé avec enthousiasme, jusqu’à un certain point. »

Cartier, Frontenac… Courcelette ?

À la fin de la Première Guerre mondiale, les Québécois semblaient fiers du 22e Bataillon canadien-français.

« À la petite école, en histoire, jusqu’à la fin des années 40 et le début des années 50, la victoire du 22e à la bataille de Courcelette est un élément aussi important dans notre histoire que la fondation du Canada par Jacques Cartier, les Saints Martyrs canadiens ou Frontenac », indique l’historien Michel Litalien, auteur de plusieurs ouvrages sur la Première Guerre mondiale.

Avec l’affirmation du nationalisme, au cours des années 60, et le choc de la Loi sur les mesures de guerre d’octobre 1970, seule la question de la conscription suscite encore l’attention.

Faute d’intérêt, les témoignages des anciens combattants ont rarement été recueillis quand il en était encore temps. Leurs voix se sont éteintes et leurs souvenirs, perdus.

« Ces gens qui auraient pu nous raconter ce qu’ils ont traversé nous auraient peut-être permis de mieux préparer les politiciens, avant qu’ils fassent des gestes très lourds de conséquences, avance Roch Legault. Trump n’est pas un militaire et n’a pas connu cette réalité-là. »

Merkel et Macron soulignent la réconciliation

Emmanuel Macron et Angela Merkel ont célébré côte à côte hier le centenaire de l’armistice de 1918 et la réconciliation franco-allemande, à la veille d’une grande cérémonie qui rassemblera près de 70 dignitaires du monde entier à Paris. Dans la clairière de Rethondes, au nord de Paris, le président de France et la chancelière allemande ont dévoilé une plaque sur le site de la signature de l’armistice mettant fin aux combats de la Grande Guerre. Les deux dirigeants ont passé en revue des militaires de la brigade franco-allemande et déposé une gerbe avant de visiter la reconstitution du célèbre wagon-restaurant où l’armistice avait été signé. La portée symbolique était particulièrement forte : c’est la première fois depuis l’après-guerre que le président de France et le chef du gouvernement allemand se rencontraient dans ce mémorial. Dans la soirée, le premier ministre du Canada Justin Trudeau s’est rendu au musée d’Orsay à Paris, pour un dîner protocolaire aux côtés de plusieurs dignitaires.

— Agence France-Presse

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