Série Le monde comme il va

Des nouvelles des plus faibles

Les grosses mains de Hans Marotte ouvrent des dossiers, ses gros doigts montrent des paragraphes, mais il cite de mémoire un article de journal, une déclaration de ministre, un extrait de mémoire du Barreau…

Le colosse, avocat au Mouvement Action Chômage (MAC), lance :

– Avant, on plaidait trois cas par semaine. Depuis le 1er avril, on a plaidé un cas.

– Par semaine ?

– Non. Un. Depuis six mois. Avant, sur une période de six mois, nous en aurions plaidé 75.

Avant le 1er avril 2013, c’était l’époque où le Conseil arbitral de l’assurance-emploi gérait les appels de chômeurs à qui on avait refusé des prestations.

Le 1er avril, ce système vieux de plus de sept décennies a été aboli. Depuis le 1er avril, depuis que l’assurance-chômage a été réformée sans consultation en un paragraphe dans la loi des conservateurs sur le budget 2012, les chômeurs sont dans les limbes.

Si vous vous retrouvez au chômage et que l’assurance-emploi vous refuse des prestations, il se peut que vous soyez lésé. Il se peut que vous ayez droit, après tout, à des chèques. Le MAC aide les chômeurs à toucher ces chèques.

Je dis ça comme ça, de façon détachée : « Toucher ces chèques. » Pensez plutôt à une bouée de sauvetage, dans une mer déchaînée, celle de la détresse économique…

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Avant la réforme, donc, à l’époque du Conseil arbitral, le processus d’appel était « rapide, efficace, informel, humain », selon les mots de Hans. Le chômeur pouvait expliquer rapidement son cas devant des êtres humains, ces arbitres chargés de trancher.

Et une (petite) fois sur trois, le chômeur qui se retrouvait devant le Conseil arbitral gagnait : le refus de l’assurance-emploi se transformait en feu vert. Il touchait (parfois) sa bouée.

Le gouvernement conservateur a promis que le nouveau Tribunal de la sécurité sociale entendrait les appels plus rapidement. C’est faux.

Le Barreau l’a souligné, dans ses commentaires à la Commission nationale d’examen sur l’assurance-emploi, cette bibitte itinérante présidée par Gilles Duceppe, qui sonde le pouls des Québécois sur cette réforme d’Ottawa.

« Sous l’ancien régime […], la loi imposait au Conseil d’entendre le requérant dans les 30 jours. Aujourd’hui, […] aucun délai n’est prévu. Il est donc à craindre que les délais ne s’allongent indûment ou que les dossiers soient traités de manière trop expéditive. »

Hans Marotte le constate, chaque jour : « Aujourd’hui, c’est plus lent. On parle de trois, quatre mois avant d’avoir une décision, là où on en avait une en quelques semaines, avant le 1er avril. »

Il donne l’exemple d’une femme mise à pied : l’usine où elle travaillait a fermé ses portes. L’usine n’existe plus. Mais son ex-employeur a fait une erreur dans le formulaire de cessation d’emploi : on y lit que la dame a volontairement quitté son travail.

Bien sûr, si vous quittez votre emploi, pas de chèque-bouée (legs des libéraux de Jean Chrétien).

« Avant, dit Hans, ça m’aurait pris deux coups de téléphone et un fax pour régler ça. Maintenant, c’est deux mois… »

Avant, Hans pouvait parler à des humains à l’assurance-emploi, pour avoir les détails des dossiers de ses clients. Aujourd’hui, on lui demande d’envoyer une demande d’accès à l’information pour avoir ces détails !

Le nouveau système crée de l’inefficacité, explique Hans. Avant, quand le MAC avait accès aux données des chômeurs, il pouvait dire à un chômeur qui cognait à sa porte s’il avait une chance de gagner.

« Ainsi, je n’embourbais pas le système avec des cas que je savais perdus d’avance. Là, je suis bien obligé d’envoyer toutes mes causes dans la machine. Je perds le temps de la machine, celui de mon client et le mien. »

Je l’écoute parler de ces délais qui retardent le moment où un chômeur pourra (peut-être) toucher son chèque. Et il faut être sous anesthésie générale pour penser que cette multiplication des délais est innocente. C’est comme si on voulait décourager le chômeur…

– On voudrait multiplier les embûches qu’on ne ferait pas autrement, lance Hans Marotte.

– C’est pas un hasard ?

– Je n’ai pas la preuve. Mais ça ne se peut pas qu’il n’y ait pas une intention malicieuse. Je sais pas si à Ottawa, on s’est dit : On va faire c**er les chômeurs ! Mais le résultat, c’est ça…

Le Barreau, encore : « Lorsque la période d’attente précédant l’audience implique une absence totale de revenus et l’obligation d’assumer, en plus, les frais afférents à l’appel, le déséquilibre devient insupportable et les travailleurs renoncent à leurs droits… »

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Longtemps après l’entrevue avec Hans Marotte sur cette réforme de l’assurance-emploi qui n’est au fond qu’un autre acte dans la grande pièce de théâtre s’intitulant « La haine du pauvre », je lui ai envoyé un courriel : Pourquoi tu fais ce genre de droit ? Tu veux gagner ton ciel ?

Hans : Je dois avoir beaucoup de péchés à expier ! 

Moi : C’était une question sérieuse…

Hans : Je fais ça parce que je suis allergique à l’injustice. Parce que je sais que je suis un privilégié et que je ne suis pas le seul responsable de mon sort. Parce que si quelqu’un est dans la merde, ce n’est pas toujours de sa faute. Parce que, comme le disait Félix Leclerc, bien que je ne retrouve plus la source exacte : « Ce qui manque à mon bonheur, c’est le bonheur des autres. »

Parce que ma mère disait souvent : « Si y en a pour quatre, y en a pour six. Si y en a pour six, y en a pour huit, pis si on est dix, on coupera dans nos portions ! »

Parce que Norman Bethune, parce que Henry David Thoreau, parce que Mandela et bien d’autres.

Parce que j’ai choisi mon camp, celui du plus faible. Parce que, à ce jour, je ne l’ai pas encore regretté.

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