Chronique

Des CHSLD accros aux pilules

Lorsque Philippe Voyer a envoyé à une revue scientifique son étude sur la consommation de médicaments chez les personnes âgées atteintes de démence au Québec, les vérificateurs l’ont appelé, sceptiques.

« Vous êtes certain de vos chiffres ? »

Il était certain, il avait vérifié et revérifié. « Aux États-Unis, entre 14 et 22 % de ces personnes consomment des antipsychotiques. Au Québec, c’est entre 30 et 50 %, et ça peut aller jusqu’à 56 à 60 % dans certains groupes. »

Philippe Voyer enseigne à l’Université Laval en soins infirmiers, il concentre ses recherches sur l’épineuse question de la médication chez les personnes âgées, entre autres celles hébergées en CHSLD. « Il semble que le Québec soit dû pour une psychanalyse », suggère le chercheur.

Ou pour une cure de désintoxication.

C’est aussi l’avis du psychiatre Jacques Potvin, spécialisé en gériatrie, qui soigne depuis plus de 30 ans la clientèle que l’on trouve dans les CHSLD, essentiellement des personnes atteintes de troubles cognitifs. M. Potvin vient de publier à son compte un livre inspiré de ses années de pratique, Démence en CHSLD – Et si un jour ça me concernait ?

M. Potvin se questionne ouvertement sur la pertinence des traitements prescrits en CHSLD. « Je ne dis pas qu’il ne faut pas en prescrire, ils sont parfois utiles, à petites doses, pour de courtes périodes, avec un suivi adéquat. Mais il est essentiel de se demander : est-ce que les antipsychotiques qui sont prescrits ont les effets recherchés ? »

Les effets recherchés, essentiellement, sont souvent de contrôler l’agitation des personnes âgées et des comportements dérangeants. Pour y arriver, les médecins disposent d’une impressionnante pharmacopée, incluant aussi des antidépresseurs, des anxiolytiques et des anticonvulsifs.

En 2009, le Conseil du médicament du Québec estimait que jusqu’à 75 % des personnes âgées en résidences consommaient des benzodiazépines, une grande famille de médicaments comprenant, entre autres, le Xanax et le Valium. La plupart de ces molécules provoquent une grande dépendance.

Et pas seulement chez les patients.

Le système aussi est accro à ces pilules qui sont bien commodes pour gérer les sautes d’humeur, l’agitation, l’errance nocturne et les comportements agressifs. M. Voyer le constate lorsqu’il se rend dans un CHSLD – il en visite beaucoup dans le cadre de son travail –, les médicaments pallient trop souvent l’organisation déficiente du travail et l’essoufflement du personnel.

M. Voyer se rend à l’étranger pour voir ce qu’on y fait et invite aussi des gens d’ailleurs à venir observer notre système. « Récemment, des gens de la Suisse sont venus, ils étaient abasourdis par ce qu’ils ont vu, par le manque de personnel. Le ratio pour les préposés est deux fois plus élevé là-bas, et plus de trois fois pour les infirmières. »

D’où une routine extrêmement rigide, qui laisse bien peu de place aux imprévus et aux besoins des gens.

« Les conditions de pratique du personnel qui travaille sur le plancher sont assez intenses. Ce ne sont pas ces gens-là qu’il faut blâmer. Pour endurer ce qu’ils endurent, il faut des gens d’exception. Le problème en est un de financement et d’organisation. Et, pour corriger cette approche, on donne des médicaments. »

— Philippe Voyer

On a remplacé la contention physique par la contention chimique.

Il y a une solution pour diminuer le nombre de médicaments prescrits, elle est connue et simple : le contact humain. « Les médicaments ne sont pas si efficaces que ça, on calcule à environ 20 % le taux d’efficacité. Par contre, quand on coache le personnel infirmier, qu’on donne une formation adéquate pour les troubles cognitifs, on diminue de 57 % le taux d’agressivité. » Une formule gagnant-gagnant.

En théorie, c’est l’approche qui est prônée par le gouvernement, comme en témoigne un guide pratique rédigé à l’intention des intervenants qui doivent composer avec l’agitation verbale et psychomotrice. On y indique qu’il faut d’abord « décoder le message caché derrière le comportement manifesté. »

On y lit aussi que « l’approche pharmacologique devrait être réservée aux situations où la détresse du patient et le risque pour le patient ou l’entourage sont élevés ».

On suggère des choses simples avant d’en arriver aux pilules. Se nommer, appeler la personne par son nom, la distraire, faire jouer de la musique qu’elle aime, lui procurer un objet doux qu’elle peut serrer dans ses bras ou, encore, c’est le gouvernement qui le dit, recourir à l’aromathérapie avec huile de lavande ou de mélisse.

Ce ne sont pas ces odeurs qui flottent le plus souvent dans l’air de certains CHSLD.

Bien qu’il « achève bientôt sa 87e année » de vie, Jacques Potvin continue à travailler à temps partiel dans les CHSLD. Il applique la formule qu’il explique dans son livre, remplacer les pilules par l’empathie. 

« En CHSLD, il est important de savoir qui le patient était avant d’arriver là. Si c’est une dame qui a toujours été très pudique, et qu’elle se retrouve flambant nue devant un homme qu’elle ne reconnaît pas, il se peut qu’elle ait le réflexe de le repousser… »

— Jacques Potvin

Chaque fois qu’il voit un patient, M. Potvin s’attaque à sa liste de médicaments. « Pour chaque médicament, je me demande à quoi ça sert. Pour les malades grabataires, je diminue en moyenne de 44 %, pour ceux qui sont déments, 20 %, et, pour les autres, 22 %. Si vous saviez le nombre de fois que j’entends : “Ne touchez pas à ça”… »

M. Potvin souhaite que les gestionnaires « soient prêts à envisager de trouver des solutions plutôt que de trouver un refuge dans les procédures. Mais ce n’est pas facile, ils ont un harnais, ils se font tirer dessus. Le système que l’on a, en théorie, est excellent. Mais, pour qu’il fonctionne, il faut plus de soins. Et moins de médicaments. »

On peut faire d’une pierre deux coups. M. Potvin énumère cinq médicaments qui sont prescrits dans les CHSLD à titre préventif : l’aspirine, les statines, les vitamines D et B12 et le pantoloc. À un coût unitaire moyen de 5 cents par pilule, en retirant un seul de ces médicaments par jour à chacune des 40 000 personnes vivant en CHSLD, on obtiendrait une économie annuelle de 730 000 $.

C’est juste une idée comme ça.

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