BANQUES D’IMAGES

Clichés uniformes

Une nymphe blonde, les bras offerts au ciel, contemple le soleil dans un champ de marguerites. Une jeune femme en vêtements de yoga s’esclaffe en mangeant de la salade. Une adolescente contemple son visage dans un miroir. Un groupe de vacanciers en bermudas sautent en chœur sur une plage déserte…

Ces clichés aux visages ordinaires et anonymes, vous les avez vus des centaines de fois, peut-être dans un magazine féminin, dans le métro ou sur le web. D’où viennent-ils ? Qui les a photographiés ? Et pourquoi les modèles ont-ils tous l’air vaguement scandinaves ?

La photographe Martine Doucet sait tout (ou presque) du vaste et méconnu univers du stock-shot. D’abord, parce que, depuis six ans, elle est une des rares Montréalaises à vendre des photos à des agences de banques d’images. Et aussi, parce que sa curiosité pour ce monde sans frontières lui a donné le bagage de connaissances requis pour offrir un cours sur le sujet, au collègue Marsan.

« Au début, dans le milieu, quand je disais que je faisais du stock, c’était interprété comme si je vendais mon âme au diable. »

— Martine Doucet, photographe

Arrivée dans le marché du stock-shot en 2008, Martine Doucet est l’auteure d’environ 2500 photos de stock sur lesquelles elle cède ses droits, dont certaines placardent le métro de Paris ou illustrent des campagnes de publicité pour toutes sortes de produits ou de services.

À l’instar de la majorité des photographes de stock-shot, Martine Doucet utilise des amis et des membres de sa famille comme modèles pour ses séances photo. « Quelqu’un m’a déjà appelée pour me dire qu’il avait vu ma fille dans une promotion de Noël, à Paris. »

UNE MARÉE D’IMAGES EN VRAC

La démocratisation de la photo numérique et de l’internet a été à l’origine de l’explosion de l’industrie du stock-shot. Les premiers grands acteurs de cette industrie, Getty et Corbis, ont lancé le bal en rachetant des fonds d’archives qu’ils ont numérisés, en les mettant à la disposition des agences de publicité, des magazines, des journaux…

« Autrefois, dans les magazines ou les journaux, on engageait des photographes et des stylistes pour, par exemple, faire des photos du printemps, de l’Halloween ou d’autres thèmes », raconte Martine Doucet, qui a débuté dans le métier de photographe au moment même où les archives « maison » ont bifurqué vers l’utilisation des banques d’images.

L’industrie a pris du galon, s’est transformée, a évolué. Certains photographes, comme le Danois Youri Arcurs, sont devenus des mégastars de l’industrie, en produisant des centaines de milliers de clichés qui ont fini par imposer une esthétique d’uniformité anonyme. « Les modèles que Youri Arcurs a photographiés étaient des Scandinaves, blonds, avec les pommettes hautes et les yeux bleus. Cette imagerie a été très populaire jusqu’à l’année dernière, lorsqu’elle a subi un recul majeur. » 

(Voyez des exemples de photos de Youri Arcurs : http://peopleimages.com/search#ole)

Les banques d’images ont leurs propres lois et sont assujetties au passage des modes…

La photographe québécoise Lise Gagné, vedette internationale du stock-shot, a fait ses débuts dans l’industrie en 2004. Employée dans une boîte de graphisme, elle a découvert l’existence de l’agence IStock pendant qu’elle faisait des recherches d’images sur Google. « Je n’étais pas à l’aise avec l’idée de voler ou de trafiquer des images. Avec un appareil photo acheté chez un prêteur sur gages, j’ai commencé à faire mes propres photos. » Ses patrons l’ont renvoyée, sous prétexte qu’elle passait trop de temps sur ses photos. Faisant mauvaise fortune bon cœur, Lise s’est lancée dans le stock-shot, vendant ses clichés pour seulement 10 cents la pièce.

Dix ans plus tard, elle gagne très bien sa vie dans ce créneau, et réalise des séances photo un peu partout dans le monde. « Depuis deux ans, les photos qui vendent le plus sont celles qui incarnent de l’authenticité, l’émotion », dit la photographe, qui a récemment réalisé un road trip en Californie avec neuf jeunes gens qui s’amusaient, faisaient du surf ou étaient montrés dans des contextes typiquement californiens.

MINE D’OR ET PARENT PAUVRE

Sylvain Allard, professeur à l’École de design de l’UQAM, rapporte qu’au début des banques d’images, à la fin des années 90, le stock-shot n’avait pas une très bonne réputation, dans son milieu.

« À une certaine époque, on en a ri beaucoup, surtout de ces clichés qui comportent des mises en scène cocasses et peu crédibles ou qui correspondent à un stéréotype exacerbé. »

— Sylvain Allard, professeur à l’École de design de l’UQAM

« Les banques d’images ont été snobées par les puristes, parce qu’elles n’étaient utilisées que pour des fins commerciales. Dans le stock-shot, il y a de très belles photos de nature, d’animaux, qui possèdent de grandes qualités techniques. C’est seulement l’originalité qui n’y est pas », évalue Sylvain Allard, qui évoque aussi le risque qu’une même image serve à illustrer une campagne sur l’alcool au volant et une publicité pour une compagnie d’assurances.

À l’UQAM, où l’on forme les futurs graphistes, aucun étudiant qui souhaite obtenir la note de passage ne songerait à recourir à une banque d’images pour illustrer un projet.

« On forme des gens qui créent des images, pas qui les trouvent ! », lâche Sylvain Allard.

Toile de fond et narration visuelle de notre monde en changement, le stock-shot n’est pas près de disparaître, avec ses filles un peu scandinaves qui rigolent en mangeant une pomme et ses champs fleuris sur ciel bleu. La diversité physique et ethnique réussira-t-elle à y faire sa place ? C’est ce qu’on verra…

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