Chronique

Dur coup pour Ginette

Un match de 0-0, Yves, fait la joie des puristes. Pierre Ladouceur, notre expert maison, t’expliquerait que chaque but est le résultat d’une erreur. Dans un monde et un match de hockey idéaux, le score serait toujours de 0-0.

Un duel de gardiens, ce n’est pas comme un duel de lanceurs au baseball. C’est le résultat d’un effort collectif, et non pas une lutte entre deux hommes, le lanceur et le frappeur. Il n’y a pas de défense contre le coup de circuit, nous disait souvent Felipe Alou, un des grands hommes que j’ai croisés dans le monde du sport.

Et un match de hockey à 0-0, si nous sommes en séries éliminatoires, se termine souvent par un but de merde, comme je l’ai entendu autour de moi jeudi soir. Et souvent par un joueur inconnu qui ne marque jamais.

La pression est tellement forte que les joueurs ferment les yeux et lancent dans le tas de jambes devant le but.

Ils sont vidés à ce moment-là. Il y a un flou dans leur cerveau. Tu le sais, toi le marathonien, que lorsqu’on n’a plus d’énergie, on en trouve quand même quelque part au fond de nos tripes. C’est comme ça.

J’aurais été très surpris que les Bruins perdent ce match. Ils forment tout de même une formidable équipe, ne l’oublions pas. Et puis, justice est faite. La série est égale et c’est bien ainsi, les deux équipes l’ont mérité.

L’avantage de la glace change de club, Yves, mais on s’en fout, de l’avantage de la glace.

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Je t’avoue, Yves, que j’ai regardé le match d’un seul œil. Nous avions réuni un groupe d’anciens ailiers et défenseurs de Rosemont, quelques braves épouses s’étaient jointes à nous et, tu le sais, lorsque les girls se mêlent aux boys, par longs moments, nous étions loin des Gallagher et Chara de ce monde.

Ça sert à ça aussi, le hockey de détail. À faire de grands bilans existentiels, mettons. Et tu serais surpris du nombre de parents qui envoient des textos à leurs enfants pendant le match. Moi le premier.

Il faut dire que nous étions chez mon copain Roberto, rue Saint-Denis, et il nous a gâtés. Huîtres, prosciutto, saucissons secs, canard, pâtes, pizza, Barolo et grappa. Un des gars y a laissé son BlackBerry et il est allé le chercher le lendemain. Tu connais la chanson.

Mes anciens coéquipiers étaient d’accord pour dire que, dans notre génération, nous sommes tous des hockeyeurs ratés. Certainement à Rosemont, mais dans bien d’autres régions aussi.

Les plus chanceux devenaient ensuite pompiers ou policiers, d’autres se dirigeaient vers les affaires, pas toujours légales. Il y en a même un qui est journaliste.

Une des filles nous a fait remarquer que Ginette Reno venait de subir sa première défaite en carrière. On a eu de la peine pour Ginette pendant une seconde ou deux.

C’était Nicole qui parlait, une brillante élève du cégep Rosemont à l’époque et toujours un sapré pétard.

Elle amenait son chum Michel, ailier gauche et patineur exceptionnel, voir Les aiguilles et l’opium hier soir, tiens.

Chronique

L’opium

Ronald,

Je me trouve ce matin dans une drôle de position. Je te confie ceci, camarade, que le boss ne doit pas savoir : j’ai pas vu le match. A-t-il vraiment eu lieu ? 0-0, c’est un peu nul et non avenu…

J’étais jeudi en train de regarder Les aiguilles et l’opium, téléphone fermé à double tour, tout absorbé.

Le génie de Robert Lepage, c’est de donner à voir des choses invisibles, infiniment délicates et intérieures. Le vertige, l’ivresse, le temps… Il est déconseillé de fabriquer de la poésie avec des machines, Ronald, ça peut vous péter au visage. Lepage, il sait.

Le génie de Marc Labrèche, lui, consiste à incarner la gravité des choses humaines avec toute la légèreté du monde.

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Une phrase de Cocteau m’est restée : « Tout ce qu’on fait dans la vie, même l’amour, on le fait dans le train express qui roule vers la mort. Fumer l’opium, c’est quitter le train en marche ; c’est s’occuper d’autre chose que de la vie, de la mort. »

Le hockey est un opium social de qualité.

Pas dans le sens de « l’opium du peuple » dont parlait Marx en dénonçant les religions. D’ailleurs, je trouve couillonnes toutes ces tentatives de dire qu’on a transféré le sentiment religieux dans le hockey. Si on parle de « sainte Flanelle » et d’autres termes religieux, ce n’est pas vraiment parce que le hockey a été élevé au rang de religion. C’est parce que
le fond culturel canadien-français est fondamentalement catholique. C’est un transfert de vocabulaire relativement superficiel, arrêtons de déconner.

Cocteau écrit dans son journal de désintoxication que les médecins, au lieu de chercher des cures, devraient plutôt s’employer à rendre l’opium inoffensif. C’est de cet opium-là, imaginaire, que je parle.

Une victoire, une victoire en série surtout, fait quitter à l’amateur le train express de sa vie. Il plane. Il oublie ses amours qui ont mal aux dents momentanément. Il se couche avec le sourire et le lendemain paraît plus léger.

Certains s’en scandalisent, Ronald, tu les connais, ces esprits sévères qui méprisent le sport. Eh ben moi, je m’en réjouis. Je suis de l’école Cocteau, question hockey.

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Je n’étais pas encore sorti du TNM que j’ai entendu un gars dire : « 0-0, 10 minutes à faire ! »

Oh… Aurais-je… rien manqué ?

En roulant vers la maison, la troisième période a eu le temps de finir. Je croyais voir nos trois ados au poste en arrivant… Tous couchés ! Sous prétexte de fatigue sportive et d’examen le lendemain ! Ronald, il est temps de faire un conseil de famille.

Même pas eu le temps de me verser un verre de houblon fermenté : c’était fini !

« Jamais vu un match aussi plate », a déclaré le plus jeune le lendemain pour justifier sa désertion. Ils n’aiment pas les « matchs de gardien ». On a regardé en reprise cinq ou six fois le but vainqueur. Il était profondément insulté.

« Vieux but ! », a-t-il dit avec mépris.

Traiter un but de « vieux », Ronald, c’est pas un compliment. Être ce but-là, je serais pas fier.

Le problème avec le hockey comme avec l’opium, c’est que tu t’habitues à la dose. Les soirs « sans » sont plus gris. Tu rembarques dans le train express…

Ce soir, par contre, ce soir, Ronald ! Nous serons au poste. Et dans la vieille ville révolutionnaire, près de Charles River, qui sait si on n’aura pas notre fix ?

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