Entrevue avec Dan Gardner

FUTUR IMPARFAIT

Prédire l’avenir est amusant. C’est aussi largement impossible, dit le Canadien Dan Gardner, journaliste et auteur de plusieurs livres à succès, dont Future Babble, un ouvrage qui prend plaisir
à démonter les prédictions des plus grands experts du monde. La Presse l’a interviewé.

Quelle est la première chose qui vous vient à l’esprit quand vous lisez des prédictions d’experts ?

Je ne pense pas au futur, je pense au passé. Le plus grand problème avec les prédictions, c’est que nous les jugeons en fonction du sentiment qu’elles provoquent chez nous. Un expert se prononce, nous lisons sa prédiction et nous nous disons : « Hum, OK. Ça a du sens. » Notre seul outil pour mesurer la plausibilité d’une prédiction, c’est ce que notre instinct nous dit, ce que nos tripes nous disent. Malheureusement, notre instinct n’est pas fiable quand vient le temps d’essayer de prédire l’avenir.

Dans la recherche pour mon livre, j’ai lu des tonnes de prédictions faites par des experts, des analystes, des professeurs, des politiciens il y a 10, 20, 30 ans et plus. J’ai vite compris que ce qui semble très probable se révèle très souvent faux.

Dans votre plus récent livre, Future Babble, vous citez une allocution de Jimmy Carter, en 1977, dans laquelle le président, la mine sombre, prévenait les Américains que les réserves mondiales de pétrole seraient épuisées avant la fin des années 80, et qu’une « crise majeure » guettait les États-Unis…

La prédiction de Jimmy Carter était basée sur les meilleures analyses. Le président avait d’excellentes raisons d’avoir cette conviction. Et, bien sûr, sa conviction était fausse. Aujourd’hui, les États-Unis sont sur le point de devenir des exportateurs mondiaux majeurs d’énergie. Si vous aviez dit cela il y a à peine huit ans, même il y a six ans, vous auriez été qualifié d’excentrique, d’original. C’était tout simplement fou de dire cela !

En 2008, quand le prix du pétrole a explosé pour dépasser 140$ le baril, les experts se bousculaient pour prédire que le baril filait tout droit vers 200$. Puis, le prix est tombé à 30 $. Que ce soit le prix du pétrole ou d’autres questions liées à l’énergie ou aux tendances importantes, nous sommes tout simplement incapables de faire des prédictions qui valent plus qu’un tirage au sort.

Dans votre livre, vous parlez aussi de notre « aversion à l’incertitude ». Qu’en est-il ?

Les humains détestent l’incertitude… Les experts qui donnent des opinions nuancées sont bien moins populaires que ceux qui « savent » ce qui va se passer.

Imaginez qu’un médecin dise à un patient : « Nous croyons que vous êtes atteint d’un cancer, mais nous devons faire des tests pour le confirmer. » Les tests sont envoyés au labo et vous attendez. Ces journées ou semaines d’attente sont un enfer, quiconque a vécu l’expérience le sait. Finalement, les résultats arrivent et le médecin annonce au patient qu’il a le cancer. Presque chaque fois, le patient se dit soulagé d’apprendre la nouvelle. Presque tout le monde dit : « Au moins, maintenant, je sais à quoi m’en tenir. » Être certain d’une mauvaise nouvelle est moins pénible à supporter que l’incertitude qu’une mauvaise nouvelle puisse nous attendre au détour. Cela vous montre à quel point notre aversion à l’incertitude est puissante.

Pourtant, jour après jour, des experts s’avancent et font des prédictions que nous lisons et écoutons. D’où vient cet intérêt ?

Tout le monde n’accepte pas les prédictions, tant s’en faut. J’ai interviewé John Browne, l’ancien grand patron de la société pétrolière BP, et je lui ai demandé son opinion sur le prix futur du pétrole. « Je peux prédire avec confiance qu’il va fluctuer », m’avait-il répondu. Voilà un homme qui a passé sa vie dans le pétrole et qui a appris par expérience que les prévisions sont terribles et ne valent rien.

Mais il est vrai de dire que, généralement, le public n’a pas appris la leçon. Cela a deux causes : premièrement, une défaillance de notre mémoire. Chaque début d’année, les médias aiment faire des prédictions. Or, combien d’entre eux font le bilan de leurs prédictions à la fin de l’année ? Il n’y a pas de mémoire. Nous ne cherchons pas à voir si nous avions raison ou si nous avions tort.

Deuxièmement, la race humaine souffre de biais rétrospectif : une fois qu’on a vu le dénouement d’un film, on sent qu’on savait comment ça allait finir. Notre mémoire s’ajuste. Un bon exemple est le fameux bogue de l’an 2000. Demandez aux gens aujourd’hui s’ils étaient préoccupés par le bogue, s’ils craignaient des pannes majeures, le chaos, etc. La plupart des gens vous répondront qu’ils n’étaient pas vraiment inquiets. Eh bien, si vous regardez ce qui se disait à l’époque, vous verrez que les gens étaient bien plus préoccupés qu’ils l’admettent aujourd’hui. Pourquoi ? Parce qu’on sait comment le film se termine. Et cela nous pousse automatiquement à mettre de côté nos prédictions défaillantes.

Future Babble : Why Expert Predictions Fail-and Why We Believe Them Anyway

Dan Gardner

Emblem Editions

320 pages

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