Allaitement en public

La goutte de lait qui fait déborder la pataugeoire

L’histoire d’une mère à qui on a demandé d’arrêter d’allaiter dans une pataugeoire de Montréal parce que cela dérangeait d’autres baigneurs a fait bien des vagues la semaine dernière. Pourquoi l’allaitement en public crée-t-il toujours un malaise en 2014 ?

Le débat est lancé. D’un côté, il y a celles qui veulent allaiter leurs enfants où bon leur semble, selon les besoins de la marmaille. De l’autre, il y a ceux qui réclament un minimum de pudeur en société. Ils disent oui à l’allaitement en public, à condition que les femmes soient discrètes.

Si les mères n’utilisent pas de couverture ou de cape d’allaitement, sont-elles donc des exhibitionnistes ? Pas du tout, selon la sexologue Sophie Morin.

« Une femme qui allaite ne s’exhibe pas. Elle nourrit son enfant qui a besoin de manger. »

— Sophie Morin, sexologue

Mais l’appréhension d’être perçue comme indécente devant les passants contraint plusieurs mères à se cacher, plus par pression sociale que pour leur réel confort.

C’est ce qui irrite Mélodie Nelson, la jeune mère qui s’est fait apostropher à la pataugeoire. Elle souhaiterait qu’allaiter en public passe dans la normalité au même titre que boire un café dans la rue. « Je trouve qu’on est tellement habitué de voir le sein de façon sexuelle qu’on oublie que c’est une partie du corps qui a aussi pour fonction de nourrir », affirme la jeune femme.

Il y a du chemin à faire, puisque le sein est encore essentiellement associé à l’érotisme, accorde Sophie Morin, qui tient le blogue sophiesexologue.com. Il est donc difficile de faire la distinction entre le sein sexuel et le sein nourricier. « La majorité des gens n’ont pas reçu d’éducation à la sexualité, ni fait de réflexion sur le fait que la nudité n’est pas seulement érotique », dit-elle.

UNE AFFAIRE DE CULTURE

« Voir une partie du sein n’est pas accepté dans la société », ajoute Jennifer Pelletier, sexologue et marraine d’allaitement pour Nourri-Source, un organisme de soutien pour les mères qui allaitent. Elle parle ici de la société nord-américaine et de son culte sexuel de la poitrine. Le rapport aux seins est différent ailleurs dans le monde, par exemple en Europe ou en Amérique du Sud, où le port du monokini à la plage est une pratique courante.

En Afrique, les seins n’ont pas de connotation sexuelle, a remarqué Mme Pelletier lors d’un séjour dans un village très traditionnel du Sénégal. « Les femmes se promenaient les seins complètement libres sous leur chandail ou même sans chandail du tout. Les enfants de 2 ou 3 ans allaient chercher eux-mêmes le sein pour boire », raconte-t-elle.

COUVREZ CE SEIN…

En réponse à ceux qui étaient dérangés de voir Mélodie Nelson allaiter son fils en public, plus d’une vingtaine de mères se sont rassemblées à la pataugeoire pour donner le sein à leurs petits, vendredi dernier.

Pour elles, c’est un non-sens qu’un bout de peau, entr’aperçu entre deux tétées, dérange alors qu’on est bombardé tous les jours d’images de femmes dénudées dans les publicités, les magazines et les vidéoclips. Une femme qui utilise sa poitrine pour vendre de la bière crée-t-elle moins de controverse qu’une mère qui l’utilise pour nourrir son enfant ?

« Notre regard est conditionné socialement », souligne Lydya Assayag du Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF), qui se penche sur la question de l’hypersexualisation du corps des femmes depuis 15 ans. 

« C’est rendu tellement naturel [de voir des corps de femmes hypersexualisées dans la publicité] qu’on ne s’en rend plus compte. »

— Lydya Assayag du Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF)

Plus il y a d’images hypersexualisées qui définissent ce que doit être une femme, plus on a tendance à minimiser les autres rôles que les femmes peuvent tenir que ce soit sur le marché du travail, dans le domaine sportif et même dans son rôle traditionnel de mère, note-t-elle.

Elle pousse la réflexion plus loin. Allaiter est un pouvoir bien féminin. Une femme en situation de pouvoir n’est pas si usuelle, même en 2014. Cela peut surprendre et en laisser plusieurs perplexes. « Ce modèle est aux antipodes de celui [qu’on est habitué de voir] de la femme hypersexualisée qui joue un rôle de séduction où elle a besoin du regard des autres pour avoir une valeur. »

C’est ce que ressent Mélodie Nelson. « L’allaitement et la maternité m’ont fait réaliser la force du corps qu’on a, nous les femmes. C’est dommage que cette force ne soit pas reconnue socialement », déplore-t-elle.

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