Les lignes horizontales

État de choc post-lecture

L’orangeraie

Larry Tremblay

Alto

168 pages

Vous avez déjà vu quelqu’un finir un livre ? Je veux dire, le moment où une personne termine la dernière page d’un livre et le ferme ? Quand on y pense, il est plutôt rare d’assister à une fin de lecture. J’ai vu des centaines de gens lire dans des lieux publics, mais il me semble qu’ils sont toujours rendus au milieu.

C’est peut-être parce que la fin d’une lecture est un moment privilégié avec soi-même, il a quelque chose de cérémoniel. Je lis toujours les deux ou trois dernières phrases plus lentement, les chante dans ma tête sur une mélodie s’apparentant à My Way de Frank Sinatra (mais la version d’Elvis dans le spécial Aloha Hawaï ’73), ensuite, je ferme le livre et regarde en l’air, tombe dans une petite réflexion, un recueillement, je regarde au loin, je frôle la remise en question, et ça finit toujours avec une petite morale à moi-même, liée au livre, du genre : 

C’est vrai, au fond, le vent n’appartient à personne… ahhh…

Je crois que le degré d’appréciation d’un livre se mesure à la durée de ce moment. Quand on le termine, plus on regarde dans le vide longtemps, plus on est touché par la lecture. Si j’arrive à la fin d’un parcours de 500 pages, termine la dernière phrase, ferme le livre sèchement en me levant et que ma première réflexion est : 

« Me semble que je serais dû pour de la tarte aux pacanes ! » Ou encore : « J’ai le goût d’appeler à mon ancien numéro de téléphone, voir ce qui se passe de ce côté-là. », il y a une connexion qui ne s’est pas faite entre l’auteur et moi.

Il se trouve que le hasard a récemment décidé de me rendre témoin d’une fin de lecture. J’étais dans un café en train de me demander quel être humain peut éprouver le moindre plaisir à manger une biscotte, quand j’ai vu quelqu’un finir L’orangeraie, live. La demoiselle en était à la toute fin, n’avait pas cligné des yeux depuis sept pages, a terminé le livre, l’a fermé, a pris une grande respiration puis a fixé le plancher tellement longtemps qu’on avait l’impression qu’elle était sur le point de tout vendre, de quitter son agence de pub et de repartir à neuf au Pérou dans un métier moins payant, mais qui « donne un sens à sa vie et lui ressemble, à elle… ».

Je n’avais moi-même jamais eu un aussi long choc post-lecture.

Je suis allé me procurer L’orangeraie.

Il serait regrettable de m’attarder sur l’histoire, ce qui gâterait votre plaisir de lecteur, mais disons que L’orangeraie se déroule dans un pays en guerre, qu’il est question de bombardements, d’attentats suicides glorifiés et d’un père qui doit choisir lequel de ses fils jumeaux va exploser. C’est pas une bonne semaine.

Le livre de 160 pages se vend 20,95 $. Ce qui revient à 13 sous la page. Treize sous. C’est le meilleur rendement prix-page possible. J’ai vu des films de deux heures pour 10 $ qui m’ont moins apporté qu’une seule de ces pages à 13 sous.

Je pense qu’aucun loisir ou divertissement ne revient aussi bon marché que la lecture, à part peut-être jouer à la tague, siffler ou juste être accoté sur quelque chose.

J’ai terminé L’orangeraie dans le même état que la dame du café. Une de mes plus longues réflexions de fin de lecture. Pensif, j’avais l’air des vieilles images en noir et blanc de Félix Leclerc dans sa campagne à l’île d’Orléans en train de se recueillir en regardant la rivière… J’ai déjà un métier qui « donne un sens à ma vie et me ressemble, à moi… », mais j’avais quand même le goût de tout vendre et repartir à neuf au Pérou. Et le plus beau est qu’à la fin, je n’avais guère plus envie de mourir pour mon pays, mais j’avais vraiment le goût de manger des oranges.

Prix d’une orange : 30 sous.

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