Musique classique

instagram au service des virtuoses

Depuis son arrivée il y a une dizaine d’années, Instagram a changé les règles du jeu dans le monde des arts. En ce qui a trait à la musique classique, plusieurs s’accordent pour dire que c’est pour le mieux.

Emily Davidson joue du violoncelle. D’ailleurs, son nom d’utilisatrice sur les réseaux sociaux le dit : EmilyPlaysCello. Mais elle ne fait pas que jouer. Elle enseigne aussi. L’interprétation, certes, mais surtout comment se promouvoir en ligne.

« Trouver du travail au XXIe siècle est un processus complexe pour un musicien classique, remarque-t-elle. Et les réseaux sociaux sont des outils précieux pouvant aider un artiste à réaliser son destin. »

Originaire de New York, Emily réside aujourd’hui à Los Angeles. Titulaire d’une maîtrise en interprétation baroque, elle diffuse son savoir sur sa chaîne YouTube, qui compte plus de 10 000 abonnés, ainsi que sur Instagram, où elle en a près de 27 000. Et où elle se présente comme « une fille moderne avec une affinité pour un style ancien ».

D’ailleurs, en ces temps où la pop et le hip-hop règnent en maîtres, Emily Davidson est consciente qu’elle s’adresse à un public niché en parlant de son amour pour des pièces datant d’avant 1750.

« Certes, moins de gens sont intéressés par ce type de contenu… mais moins de gens en créent aussi ! Ça permet aux experts d’entrer dans la lumière. Et de ne pas avoir à se battre pour se faire entendre à travers tout le bruit. »

— Emily Davidson

Elle confie que plusieurs perçoivent un conflit entre le décorum que devrait, selon eux, imposer la musique qu’elle joue et les « méthodes modernes » qu’elle utilise pour diffuser son travail. Elle dit avoir reçu des critiques. « Parce que mes vidéos ne sont pas professionnellement filmées ou sans fautes. Parce que je m’habille d’une certaine façon. »

Étrangement, dit-elle, ces commentaires ne viennent pas tant du public que du milieu dans lequel elle évolue. « La plupart des spectateurs n’en ont rien à faire de ce que les musiciens portent ! Ce qu’ils veulent, c’est de l’émotion. »

Ce qu’elle veut, elle ? Que l’on délaisse « cette vision rigide de la musique classique qui ne sert personne ». « Je suis d’avis que certaines traditions dépassées doivent mourir. Malheureusement, j’ai l’impression que plusieurs organisations ont peur de se moderniser. »

Les chats de Nézet-Séguin

La peur de se moderniser ne semble toutefois pas tétaniser l’Orchestre Métropolitain (OM). Loin de là. Avec près de 25 000 abonnés, le charismatique chef Yannick Nézet-Séguin est un fervent utilisateur d’Instagram. Publiant photos de concerts, de tournées et… de ses chats.

Le nombre de personnes qui suivent la page de l’orchestre montréalais qu’il dirige est plus modeste : 2600. Mais l’impact, lui, est immense, affirme Laurie-Anne Riendeau, responsable des relations publiques.

C’est peu après être arrivée à ce poste, il y a trois ans et demi, que la jeune femme a suggéré à l’orchestre d’utiliser Instagram. L’OM a commencé à publier en février 2016.

Son idée ? Utiliser le réseau pour « démystifier le quotidien des musiciens ». Sortir de « l’impersonnel », comme elle dit, pour « nommer les gens qui sont dans les sections. Montrer les visages de l’orchestre ».

Montrer aussi tout le travail qu’il y a derrière « une prestation de deux heures que le public verra sur scène à la Maison symphonique ou dans les arrondissements de Montréal ».

Ou qu’il ne verra pas. Parce que c’est aussi à cette fonction « inestimable », dit-elle, que sert Instagram. Donner un accès – « enfin ! » – à ceux qui ne peuvent pas assister aux concerts, que ce soit ici ou à l’étranger. D’ailleurs, la première tournée européenne de l’ensemble, en novembre 2017, a été accompagnée par un mot-clic spécial : #OMEurope, qui a permis de faire partager « toute la fébrilité » de cette expérience.

Soliste en résidence durant cette saison à l’OM, l’impressionnant violoniste ottavien Kerson Leong, 22 ans, est porté par le même désir de faire entendre la musique classique au plus grand nombre. « C’est un complément à ma personnalité artistique et créative, dit celui qui compte 22 800 abonnés Instagram. Une façon de faire découvrir cette musique magnifique à des gens qui ne pourraient le faire autrement. »

Hilary Hahn et son étui

La violoniste américaine de calibre international Hilary Hahn abonde. Celle qui a remporté trois prix Grammy, enregistré 18 disques sur Decca, Deutsche Grammophon et Sony, et joué sur la bande-son du film The Village, de M. Night Shyamalan, se présente comme une utilisatrice fervente des médias sociaux. Et de la première heure.

« Ma maison de disques de l’époque, Sony, avait créé un site web et je lui ai demandé si je pouvais y publier des “cartes postales de tournée”. Je n’avais même pas réalisé que ce que j’étais en train de faire, c’était de bloguer ! »

— Hilary Hahn

Elle s’amuse aussi du fait que, longtemps, elle avait songé à concevoir un site lui permettant de mettre en ligne une succession d’images accompagnées de légendes. Instagram en fait.

Son premier jour sur la plateforme, le 23 août 2012, a également été celui de sa première publication. Une photo d’aile d’avion accompagnée d’un jeu de mots combinant son nom de famille à une chanson de Willie Nelson. « Hahn the road again. »

L’artiste de 39 ans a depuis présenté à ses 151 000 abonnés des choses aussi variées que son costume d’Halloween (la fois où elle s’était déguisée en fantôme de Bach) et une pancarte marquée « Hilary I love you » dessinée par « une petite fan appelée Sophia ».

Son nom d’utilisatrice ? @violincase. Car c’est du point de vue de son étui de violon qu’elle s’est longtemps exprimée, avec poésie et humour, sur la plateforme. « Mais j’ai réalisé que plus les gens utilisent les réseaux sociaux, moins ils prennent le temps de décortiquer les publications. Et que mon concept pouvait être déroutant. Plusieurs personnes se demandaient : “Mais qui parle ?” »

Elle a donc abandonné l’idée pour utiliser sa propre voix, également originale et comique. « Autrefois, les musiciens avaient du mal à se faire entendre sans couverture médiatique. Et si un journaliste avait une certaine perception de nous et qu’il en faisait part dans un article, c’est cette perception que le public avait également. »

« Maintenant, nous pouvons nous exprimer sans arrêt. Et sans passer par quelqu’un d’autre. »

— Hilary Hahn

Conseillerait-elle à tous les musiciens classiques de passer par ce moyen ? « Si vous faites quelque chose parce que tout le monde le fait, ça ne fonctionne pas. Faites-le si c’est naturel pour vous ! Ou trouvez quelqu’un qui est vraiment bon pour vous aider ! »

Comme Emily Davidson se propose de faire. Qui fait appel à ses services, d’ailleurs ? « Des gens de tous les âges et de tous les spectres professionnels. Des étudiants d’écoles de musique qui connaissent bien les réseaux sociaux, mais qui veulent apprendre comment les utiliser pour rayonner rapidement. Des musiciens indépendants qui ne maîtrisent pas Instagram et qui cherchent, par exemple, à attirer l’attention sur les cours qu’ils donnent en ligne. »

Lors de ses consultations, elle aborde la stratégie de contenu (« décider quand publier et à quelle fréquence »), la signature (« le ton, l’esthétique et le répertoire qu’un artiste devrait endosser »), des conseils techniques (« les mots-clics ») et l’interaction avec le public (« apprendre à gérer les commentaires, entre autres »).

Inspirée par des pionniers-influenceurs comme @ThatViolaKid, Emily croit certes qu’« Instagram peut avoir des effets négatifs, mais pas spécifiquement sur la musique classique ». « Si vous l’utilisez pour vous comparer aux autres, ça risque de nuire à votre carrière. Mais si vous faites attention à ne pas tomber là-dedans, c’est un outil magnifique. »

Cent jours de répétitions

Hilary Hahn est d’accord avec elle : « Les réseaux sociaux peuvent être source de pression. Si un musicien passe son temps à créer du contenu, quand trouvera-t-il du temps pour répéter ? »

C’est pourquoi la star du violon a combiné les deux. Il y a deux ans, inspirée par un projet en arts visuels qu’elle avait vu sur la Toile, qui consistait à répéter le même geste artistique pendant 100 jours de suite, elle a créé le mot-clic #100daysofpractice. Pendant 100 jours, donc, elle a publié quotidiennement une vidéo d’une minute la montrant en train de répéter.

Elle ne pensait pas générer autant de réactions de profs, d’étudiants, de musiciens classiques professionnels. Et d’éloges de son « courage ». « Mais je n’avais fait preuve d’aucun courage, s’esclaffe-t-elle. J’étais la fille un peu rejet qui, soudain, commence quelque chose qui devient populaire ! »

Peu importe l’intention, la réponse a été énorme. « Répéter peut être terrifiant, je sais. Et j’ai été ravie de voir que mon projet aidait à montrer que c’est normal de se tromper. Que ça fait partie du processus d’apprentissage. C’est beau de voir toute la solidarité, tous ces liens se créer. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.