Fanfiction

Jours charnels

Nouveau genre littéraire très populaire, la fanfiction consiste à prendre un personnage célèbre ou fictif et à le faire vivre dans un cadre différent. La Presse a demandé à huit auteurs québécois d’écrire leur propre fanfiction, leur laissant le champ libre quant au sujet et au lieu.

Cette semaine, Audrée Wilhelmy, auteure des romans Oss et Les sangs, raconte la légende de Rose Latulipe du point de vue du diable.

Sept nuits par an, 2000 pieds au-dessus de ma tête, ça danse et gigue, les jours charnels. Partout dans les cabanes, les viveurs piaffent en s’accrochant les uns aux autres, joues rouges, déhanchements lubriques, leur géniture empilée dans la couche des hôtes. Voyez quarante enfants qui bavent dans des draps qu’on a nettoyés fin novembre, voilà bien trois mois, avant que partout la terre gèle, que l’air fige le linge. Cette marmaille-là ronfle dans le vacarme des violoneux, malgré les effusions de bonnes femmes ivres de caribou et le rire gras des vieux. Accordéons, talons durs sur les planchers de bois, « Eh ! Oh ! » de sets carrés : c’est un vacarme continu, du couchant au matin, jusqu’au mardi gras. Il faut dépenser en une semaine ce que coûteront d’ennui les quarante jours du carême.

Chaque année, je me plains au Bon Dieu. Apparemment qu’il n’y peut rien. Alors je me débrouille seul ; mardi soir, je me greye, je sors l’habit de laine fine, la chemise empesée, je sertis les manchettes de grenats. Les excroissances qui pointent sur ma tête, je leur ébouriffe des cheveux dessus pour qu’elles paraissent à peine. Chapeau, pelisse d’ours ; au cheval, j’enfile la bride de cuir noir, la selle bardée d’onyx. Quand je lance l’étalon au galop, les mors font des cliquetis de chaîne dans la nuit tôt tombée. Ma grande bête fend la neige et laisse derrière elle un sillon de glace fondue.

Il y a chez les Gaigneux l’une des plus grosses fêtes du canton. Les jeunes gens se font du charme, à minuit le carême commencera, au douzième coup d’horloge ils rentreront chez eux, comme dans les contes, et se retrouveront demain, amochés, pour la messe du mercredi des Cendres. Le pauvre curé, étole violette, splendide dans son éloge du jeûne, les verra avachis sur les bancs, bâillant les cantiques en chœur.

C’est d’ici là qu’il faut agir.

Chez les Gaigneux, on se pointe sans invitation. J’attache ma bête à un arbre ; autour de ses sabots, la neige fond et forme une flaque. Je m’approche, je tournicote ma barbe, feins de chercher quelqu’un. La jeunesse s’est assemblée sous le porche, il faut aller au plus près, faire de belles façons, choisir l’élue, la séduire.

Rien qu’au nez, Rose Latulipe porte son nom de belle sorte. Entre les effluves de rôtis et de lard, elle embaume la nuit de parfums qui ne sentent pas l’hiver. Les odeurs du printemps palpitent sous ses avantages, toute une courtille de fleurs enivre les garçons qui s’arrêtent humer l’air de ses environs. Bassin ouvert de génisse prometteuse, cambrure équine, petits yeux noirs des gelines importées : je le sais, ses vieux l’imaginent déjà dans la couche d’un bon homme de la ville, ils calculent la dot depuis que la gorge a commencé à prendre du rond.

Entre toutes les pouliches, je la choisis, elle. Quand elle me chuchotera, un peu après minuit « Pourquoi ? », je lui répondrai : « Parce que vous empestez la candeur. Ça m’incommode », mais avant, j’aurai passé la soirée à lui susurrer des douceurs. La chaleur de mon souffle aura hérissé le duvet dans son cou, j’aurai su la persuader de me suivre sur la piste de danse, je l’aurai fait virevolter et tournoyer et valser sur le plancher de bois mou jusqu’à ce que la sueur perle sur son visage, qu’elle s’essouffle, m’implore de la laisser se reposer, la tête lourde dans mon cou. Je l’aurai entraînée dans d’innombrables gigues, cotillons, contredanses, danses câllées. Je l’aurai si bien fait tourner que ses vieux auront passé la soirée à augmenter le total de la dot pour que Monsieur Latulipe me fasse une offre. Et quand, vers minuit, elle s’alanguira contre mon corps pour les menuets, on la pensera envoûtée, mais ce ne sera que la fatigue, l’essoufflement et les mauvaises chaussures.

Alors le premier coup annonçant le carême retentira. Il viendra du coucou et du clocher de l’église en même temps. Un son aigu, un son grave qui chasseront ensemble les danseurs de la piste. Les parents tituberont jusque dans la chambre des hôtes pour ramasser marmaille et manteaux ; lentement, on réveillera les vieux qui couvaient dans les berçantes le caribou et la bière.

Et c’est à ce moment-là, coup d’éclat, que le violoneux ne posera pas son archet, entonnera un reel du temps de nos ancêtres, même que l’accordéon le suivra, et la cuiller de bois. Rose et moi nous nous lancerons dans une danse effrénée, les petites cornes d’os, dans l’ampleur des mouvements, paraîtront sous ma chevelure : on s’exclamera que « c’est le diable ! », on se signera, on lancera l’eau bénite et je ferai semblant de me tordre de douleur, je m’approcherai de l’âtre, j’y jetterai un seau d’eau, puis dans le nuage de vapeur, pouf ! je disparaîtrai.

Après avoir versé à l’orchestre les pièces promises, je prendrai mon étalon noir, je plongerai dans la nuit et retrouverai le calme de mon antre. Avec un peu de chance, l’an prochain, la rumeur aura fait le tour du canton : on dira partout que le Diable a dansé avec la petite Latulipe, que l’eau bénite l’a sauvée. Et au moins, le temps d’écouter, encore et encore, la formidable histoire de Rose, les fêtards se tairont.

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