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Une pathologiste autochtone au secours de ses consœurs

Depuis le printemps, une autochtone mohawk et crie dirige le service de pathologie de l’hôpital de Sudbury. Kona Williams est la première pathologiste judiciaire autochtone au Canada ou aux États-Unis. Elle vient d’être nommée au comité qui révisera neuf enquêtes litigieuses sur des assassinats de femmes autochtones à Thunder Bay. Sa grand-mère habitait Kahnawake et la Dre Williams a été aux premières lignes de la crise de 1990. La Presse l’a rencontrée à Sudbury.

Le fait d’être autochtone vous donne-t-il une perspective particulière sur la pathologie judiciaire ?

En tant qu’autochtone, j’ai quatre fois plus de risques que la Canadienne moyenne de me retrouver sur la table d’examen d’un pathologiste. Je pense que souvent les coroners se demandent où, quand, comment et pourquoi les victimes sont mortes. Dans le cas des autochtones, ils se demandent pourquoi la victime vivait dans une maison n’ayant pas l’eau courante, pourquoi elle n’avait pas de travail, pourquoi elle ne s’occupait pas de ses enfants. Les réponses à ces questions doivent être cherchées dans le passé, dans la Loi sur les Indiens, dans les pensionnats autochtones, dans un traitement différent par les forces policières. Ce passé ajoute une couche de complexité aux dossiers autochtones dont s’occupent les pathologistes judiciaires. Les 150 000 enfants qui ont fréquenté les pensionnats autochtones ont souvent vécu un traumatisme qui mène à la violence conjugale, à l’anxiété, à la dépression, à la toxicomanie et augmente la probabilité d’être sans-abri. Ce sont tous des facteurs de risque pour une mort violente. Et il faut en tenir compte dans les communications avec les familles des victimes. Souvent les familles sont traumatisées à leur tour parce que le système judiciaire ne sait pas comment leur parler.

Quels ont été selon vous les manquements de la pathologie judiciaire vis-à-vis des cas d’assassinats de femmes autochtones qui ont suscité la controverse ?

Souvent, on n’a pas été assez loin dans les enquêtes. Si la victime était très soûle, par exemple, on se disait qu’elle s’était mise dans une situation risquée. Il faut aller plus loin, parce que les traumatismes qu’ont vécus les autochtones et leurs parents entraînent souvent ce genre de prise de risques. Sinon, on fait une croix sur les enquêtes pour toute une partie de la population, qui mérite qu’on sache ce qui s’est passé lors des morts violentes.

En juin, vous avez critiqué le rapport de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées. Pourquoi ?

Je déplore qu’on passe sous silence le rôle des pathologistes judiciaires. Plusieurs familles de victimes me disent qu’elles n’ont jamais su la cause de la mort de leur proche. Elles ne savent pas où trouver les rapports des pathologistes. Il y a un manque de communication. On ne leur explique pas pourquoi on doit amener le corps dans un laboratoire, pourquoi ils ne peuvent pas faire les funérailles immédiatement. J’essaie de mettre sur pied ici à Sudbury une clinique pour les familles des victimes, pour que d’autres autochtones leur expliquent ce qui se passe durant l’enquête du pathologiste.

L’utilisation du mot « génocide » par ce rapport a été critiquée.

Souvent, on voudrait limiter le concept de génocide à des événements précis, comme au Rwanda en 1994. Mais les pensionnats autochtones et les autres mesures qui, pendant des décennies, ont visé la destruction des cultures autochtones et ont eu des impacts concrets sur la santé et la vie des autochtones devraient aussi être appelés un génocide. Soit on tue des gens, soit on ne les tue pas.

Quel a été votre itinéraire ?

J’ai fait un bac en microbiologie à Halifax. Je pensais faire un doctorat en recherche, mais on m’a encouragée à faire ma médecine. C’est ce que j’ai fait, à l’Université d’Ottawa, où j’ai rencontré un pathologiste judiciaire britannique qui m’a beaucoup inspirée. J’ai eu la possibilité d’aller faire une surspécialisation au nouveau laboratoire provincial de pathologie judiciaire à Toronto, l’un des plus avancés au monde.

Étiez-vous la première de votre famille à aller à l’université ?

Non, mais j’étais la première à aller en sciences. Mon père a étudié à l’université en sciences sociales, et il a ensuite travaillé pour le ministère fédéral des Affaires autochtones. Ma mère est retournée à l’école finir son secondaire quand j’étais enfant, puis est allée à l’université, aussi en sciences sociales, pour travailler sur les autochtones à Santé Canada et à une fondation de réconciliation.

Vous vous êtes ensuite retrouvée à Sudbury, dans un hôpital responsable d’une grande région où habitent beaucoup d’autochtones.

À Toronto, les autochtones que je voyais étaient des sans-abri, généralement. Ici, j’en vois tous les jours dans des circonstances variées. C’est très agréable.

Votre famille a-t-elle pâti des pensionnats autochtones ?

Mon père, qui est cri du Manitoba, y a été envoyé. Il a survécu. Mes grands-parents maternels d’Oka y ont tous été envoyés. Ma grand-mère était une femme forte de 6 pi, mais elle n’a jamais voulu en parler. C’était trop dur. Ça me fâche de penser que je suis la première personne à avoir étudié en médecine dans ma famille. Les pensionnats autochtones ont gâché la vie de milliers de personnes.

Dans quelles circonstances avez-vous vécu la crise d’Oka, en 1990 ?

Je passais l’été chez ma grand-mère, on jouait dans sa piscine avec mes cousins. Tout d’un coup, on a réalisé qu’on ne pouvait plus partir parce que les routes étaient bloquées.

Par la Sûreté du Québec ou par les « Warriors » mohawks ?

Je ne m’en souviens plus. J’ai l’image des hélicoptères qui nous survolaient. Ma mère était très nerveuse, il y avait des gens avec des mitraillettes autour de nous. Elle a fini par nous mettre dans une chaloupe au beau milieu de la nuit pour aller retrouver mon père à Ottawa. Mon frère était terrifié, il ne savait pas nager. Des bateaux conduits par des francophones tournaient autour de nous pour nous faire chavirer. Ils étaient fâchés parce que le pont était bloqué. Quand nous sommes arrivés à Montréal, ma mère nous a cachés dans des buissons près de la berge. Avec le soleil, j’avais la peau très foncée, mais elle était plus pâle. Elle a été louer une voiture. C’est la première fois que je me rendais compte de la couleur de ma peau, ma première expérience du racisme. Après, chaque fois que nous rendions visite à ma grand-mère, la SQ nous arrêtait et fouillait la voiture de fond en comble. Encore aujourd’hui, les tensions sont palpables.

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