chronique

Le rêve au temps des start-up

Chez Mojang, l’entreprise qui produit le jeu Minecraft à Stockholm, j’ai vu accrochés aux murs des portraits de chaque employé, peints comme s’ils étaient des personnages historiques. Chez Kiva, une boîte d’investissement philanthropique dans des entreprises de pays en voie de développement, à San Francisco, les chiens sont les bienvenus alors que des employés se déplacent en skateboard. Et pas loin, toujours dans le quartier de SoMa, la mecque de la nouvelle économie, chez Airbnb, les salles de réunion reproduisent les propriétés les plus populaires, parfois excentriques, du réseau de location. Donc, pensez yourte ou isba.

Le monde de la techno tient vraiment à ce que les conditions de travail, autant physiques que philosophiques, soient cool. Et à ce titre, on peut croire tout le buzz qu’on entend sur la modernité de ces milieux de travail, espresso à volonté et burgers vegan inclus.

Mais Mathilde Ramadier, une jeune Française qui a travaillé pendant quatre ans dans le monde des start-up de Berlin, croit que toute cette « branchitude » désinvolte cache un mauvais rêve. Ce sont « les habits neufs de la précarité, en vérité », écrit-elle, dans un livre intitulé Bienvenue dans le nouveau monde et sous-titré Comment j’ai survécu à la coolitude des start-ups (éditions Premier Parallèle).

Dans cette plaquette écrite au vitriol, elle passe à tabac tout ce qui caractérise ces univers de petites boîtes techno en quête de grands avenirs. Des bonbons disponibles à volonté, « la carotte version 2.0, une nouvelle forme d’appât pour créer une motivation saine », en passant par le rêve de richesse porté par toutes ces entreprises espérant devenir des « licornes », ces succès aux capitalisations pharaoniques.

Selon elle, tout est là pour profiter de la bonne volonté d’employés remplis d’énergie, d’idées, de rêves, mais qui finissent soit par perdre leur boulot, soit par s’ennuyer, soit par travailler comme des dingues pour pas grand-chose.

Bref, un grand mirage. Et le propos rejoint celui de Dan Lyons, l’ancien journaliste de Newsweek qui, après avoir perdu son emploi, s’est fait embaucher par une start-up et a tourné l’expérience en best-seller : Disrupted. Mes mésaventures dans la bulle des start-ups.

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Je n’ai pas cherché de midi à quatorze heures des employés aussi désabusés à Montréal. Ça doit exister.

Mais après en avoir parlé à plusieurs personnes, j’en suis venue à une conclusion dont vous excuserez la banalité : tout n’est pas aussi caricatural qu’on l’écrit dans ces deux publications.

« C’est vrai qu’il y a des gens qui se sentent exploités, mais il y a ça dans le monde corporatif traditionnel aussi », explique Arielle Beaudin, qui travaille à temps partiel à la Startup Fest, un événement de mise en valeur des jeunes entreprises, et qui préside Lori.biz, une société qui encourage et aide les jeunes femmes à démarrer leur entreprise.

« Oui, le rythme est souvent rapide au début, mais on apprend vite, et ça apporte beaucoup, dit-elle. On fait un investissement personnel. »

Selon Mathilde Ramadier, c’est cette notion qui est exploitée par les dirigeants des entreprises en démarrage pour tirer le maximum des employés. On encourage cette idée que chacun doit mettre du sien dans la société parce que le résultat profitera à tous. Mais ce n’est pas vrai, selon elle. Ce que David Nault, directeur de l’investissement chez iNovia, à Montréal, réfute totalement.

« Avec la vente de Luxury Retreats [à Airbnb], par exemple, des employés ont fait beaucoup d’argent », explique l’homme d’affaires qui comptait cette entreprise de location de maisons de luxe dans son portefeuille d’investissement. « Même chose chez Password Box ou Maluuba. » Cette dernière, une boîte spécialisée en recherche en intelligence artificielle installée à Montréal, vient d’être achetée par Microsoft, alors que Password Box, qui apporte des solutions au problème de mots de passe trop nombreux dont on n’arrive pas à se souvenir, a été achetée par Intel.

Selon Daniel Nault, il y a beaucoup de possibilités d’avenir dans les start-up et il y a surtout une grande liberté et une fluidité dans l’emploi.

Les entreprises cherchent les bons employés, et le marché aide ceux qui ont du talent. « Les gens peuvent changer s’ils ne sont pas heureux », dit celui qui a investi notamment dans TrackTik, une société qui aide les entreprises avec leurs enjeux de sécurité.

Et si des entreprises comme la montréalaise GSOFT – développement de logiciels – peuvent se permettre une politique de vacances illimitées, comme l’américaine Netflix, c’est parce que le marché du travail dans ces secteurs favorise les bons cerveaux, que les sociétés se doivent d’amadouer.

Mais Ramadier, elle, croit que si on regarde les start-up dans leur ensemble et non pas les cas particuliers de réussite, c’est une vaste machine qui encourage les individus à rester « d’éternels adolescents » – on pense ici évidemment à la comédie télévisée Silicon Valley. Un monde où la promesse de devenir peut-être un jour le prochain Bill Gates, Steve Jobs, Sheryl Sandberg ou Mark Zuckerberg pousse les individus à tout donner – leurs idées, leur créativité, leur énergie – à d’autres, aux rares pilotes de vaisseaux qui en profiteront réellement.

Mais est-ce alors mieux dans le monde corporatif traditionnel, demandent Arielle Beaudin et David Nault ? Bonne question.

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