Chronique

Si la tendance se maintient…

Certaines images télévisuelles sont inoubliables. Le premier pas de l’homme sur la Lune, René Lévesque navré, la tête penchée, déclarant « À la prochaine fois », un jeune dissident chinois défiant fièrement un char d’assaut à la place Tiananmen…

D’autres images sont tout aussi marquantes, mais pour des raisons – comment dire – moins historiques. Mardi, à l’occasion de la première diffusion du bulletin remanié du TVA Nouvelles de 22 h, la journaliste et animatrice Sophie Thibault a choisi « d’illustrer » une discussion sur le stress causé par la congestion routière… à l’aide d’un cône orange. Un gros cône orange, placé sur son bureau, la dépassant d’une tête.

Ce n’était pas fini, comme on disait jadis à Star Académie. D’autres accessoires – une balle de tennis, un ruban à mesurer, une boîte de sardines – sont apparus par la suite afin de mieux circonscrire ( ?) des discussions sur le tennis (une référence franche) et sur la réduction de l’espace entre les sièges d’avion (une référence plus subtile : en avion, on est souvent « tassés comme des sardines »).

Autant d’artifices ridicules confirmant une bien triste nouvelle : l’époque où TVA proposait un bulletin d’information sérieux en fin de soirée est révolue. Marc Labrèche n’aurait pas fait mieux, en sortant des objets cocasses d’un chapeau, pour faire rire la galerie à l’époque de La fin du monde est à 7 h.

Mardi soir, les réseaux sociaux se sont emballés, le cône orange est devenu un sujet de discussion parmi les plus populaires, héritant même de son propre compte Twitter. On a bien ri. C’est toujours mieux que de pleurer.

Le diffuseur avait préparé le terrain, il faut dire. La nouvelle mouture de ce TVA Nouvelles de 22 h a été présentée comme « un hybride entre un bulletin de nouvelles et Salut, Bonjour !  » J’ajouterais 110 % et La Boutique TVA à l’équation.

On peut bien sûr comprendre ce qui pousse TVA à essayer une nouvelle formule. Les cotes d’écoute de son bulletin de fin de soirée ont chuté de façon importante depuis 10 ans, passant d’environ 900 000 à 500 000 téléspectateurs en moyenne. La nouvelle mouture du bulletin, animé depuis 11 ans par Sophie Thibault, a été vue mardi par 496 000 personnes.

Menacés par les nouvelles plateformes de diffusion, les réseaux sociaux et les chaînes d’information continue, les bulletins d’information traditionnels tentent désespérément de se renouveler, et de renouveler leur public. Selon BBM, deux des trois chaînes québécoises dont l’auditoire a la moyenne d’âge la plus élevée sont des chaînes d’information : RDI (59 ans) et LCN (57 ans). La troisième est ARTV (58 ans).

Mais peut-on se renouveler sans se dénaturer ? TVA fait le pari de « raconter » les nouvelles plutôt que les « lire », ranimant pour certains le douloureux souvenir du virage « convivial » de Radio-Canada il y a une dizaine d’années.

Dans un format de talk-show inspiré par l’actualité, Sophie Thibault est désormais flanquée de cinq collaborateurs réguliers appelés à commenter les nouvelles et à se prononcer à leur guise sur les sujets qui les inspirent : François Bugingo, Sophie Durocher, Michel Girard, Maxime Landry et Mario Langlois.

L’arrimage se fait difficilement pour l’instant entre leurs échanges « ludiques et décontractés », une animatrice qui devra trouver ses marques et un bulletin d’information qui enchaîne, accessoires à l’appui et à vitesse grand V, des topos disparates sur les dernières frasques de Justin Bieber, les ambitions d’un footballeur gai, le vol de photos d’actrices nues et la décapitation d’un journaliste américain. J’avoue d’ailleurs avoir craint le pire, en matière d’accessoires, pour « illustrer » cette dernière nouvelle…

Il y a le cône orange ostentatoire, qui a déjà marqué les esprits. Mais on aurait tort de s’arrêter aux accessoires. Ces artifices – les écrans tactiles, les sondages éclair insignifiants – ne sont que la pointe de l’iceberg, l’illustration colorée d’une dérive plus profonde, qui s’apparente à une perte de repères en information.

Le modèle change, le public n’est plus au rendez-vous, on ne sait plus comment le retenir, alors on tente de l’attirer avec une boîte de sardines. La logique est implacable.

M’est avis que l’on assiste depuis quelque temps à la « bébellisation » de notre télévision, un mal qui n’affecte pas que TVA, tant s’en faut. Un nombre grandissant de diffuseurs donnent l’impression de vouloir s’adresser à un public infantilisé, atteint de TDAH, incapable de se concentrer plus de cinq minutes sur un sujet donné.

On lui balance une poignée de thèmes vaguement mis en contexte, commentés par des personnalités médiatiques qui ne les maîtrisent pas forcément, de manière à susciter une discussion vivante et spontanée.

C’est l’époque du commentaire-minute, qui a plus que jamais la cote, au détriment du commentaire éclairé. Même dans l’ancien « château fort » qu’était l’information, où l’on débat de sujets sociopolitiques comme du match de hockey de la veille.

On pouvait s’attendre à ce genre de bâtardisation de l’information de V ou de TQS, qui s’est délestée de sa salle de nouvelles faute de moyens. Mais TVA a toujours une salle de nouvelles et une crédibilité bien établie. Même si ses journalistes sont cruellement absents de son bulletin de fin de soirée, qui ressemble plus à un compromis qu’à un hybride, à mon avis.

On fait de l’information ou on n’en fait pas. À 22 h, TVA fait les choses à moitié. Ce qui pourrait ironiquement profiter à son principal concurrent, qu’il domine outrageusement depuis des années. Le Téléjournal de 22 h de Radio-Canada, qui attirait une moyenne de 275 000 téléspectateurs il y a cinq ans, a été regardé par 346 000 personnes mardi. Une soudaine embellie, une nouvelle tendance ? Si la tendance se maintient, il pourrait à terme ne plus y avoir de bulletin de fin de soirée à TVA.

Tout juste après celui de mardi, Denis Lévesque, qui ne craint pas d’ordinaire le trash et le sordide, accueillait Chantal Hébert et Jean Lapierre pour discuter de leur nouvel essai sur le référendum de 1995. Quand Denis Lévesque fait plus sérieux que le bulletin d’information, il y a lieu de se poser quelques questions…

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