Le souvenir de son père – alité dans un centre de soins de longue durée, incontinent, incapable de parler et de s’alimenter par lui-même – bouleverse toujours autant le Dr Jean-Paul Bahary.
Du jour au lendemain, son père – un homme si fier – a perdu sa dignité après avoir été foudroyé par un arrêt cardiaque qui le laisserait avec des dommages très sérieux au cerveau.
Alfred Bahary est mort en 2001 après quatre longues années où il n’avait plus aucune qualité de vie et ne reconnaissait même plus ses proches.
« Je me suis senti tellement impuissant de ne pouvoir rien faire pour abréger cette situation-là, raconte le Dr Bahary, radio-oncologue au CHUM. Quand mon père est mort, j’étais triste, bien sûr, mais je me suis dit : “Enfin il ne souffre plus.” »
La loi sur l’aide médicale à mourir n’existait pas encore à l’époque. Et même si la loi avait été en vigueur, elle ne se serait pas appliquée au cas de son père, puisqu’il était inapte à donner son consentement.
« Mais tout de même, quand la loi est passée en 2015, j’avais un sentiment d’avoir le devoir, à la mémoire de mon père, de m’impliquer », raconte le médecin spécialiste rencontré au centre de cancérologie ultramoderne de l’hôpital montréalais.
Le sens du devoir, c’est ce qui a guidé son père tout au long de sa vie, explique le Dr Bahary, habité par cette même valeur.
Alfred Bahary a quitté l’Égypte pour immigrer à Montréal avec sa femme dans les années 60. Tous deux chrétiens – lui d’origine syro-libanaise, elle d’origine italienne –, ils sont partis à l’époque où les minorités se sentaient menacées par les politiques du régime de Gamal Abdel Nasser. Ils rêvaient de mieux pour leurs enfants.
Cet intellectuel qui avait son propre cabinet d’avocat en Égypte s’est trouvé un boulot d’opérateur d’ascenseur à Montréal pour subvenir aux besoins de sa famille.
Après des années d’efforts durant lesquelles il a notamment écrit à toutes les universités du Québec pour obtenir son équivalence, son père a réussi à faire passer une loi à son nom à l’Assemblée nationale qui lui reconnaissait le droit de pratiquer le droit au Québec. Il ne lui restait plus qu’à réussir son examen du Barreau, ce qu’il a fait.
« Votre père a fait de grands sacrifices », lui fait-on remarquer.
« Non, ce n’était pas un sacrifice, c’était un devoir d’offrir mieux à ses enfants, répond le Dr Bahary. Mon père ne s’est jamais plaint de rien. Il est arrivé ici avec la ferme intention que ses enfants soient des Québécois qui parlent français. »
« Ici et là-bas, mes parents ont toujours été perçus comme des étrangers. Ce n’est pas ce qu’ils voulaient pour nous », poursuit le médecin de 53 ans.
C’est en vertu de cette même volonté d’« offrir mieux » que le Dr Bahary s’est porté volontaire lorsque le CHUM a sondé son personnel à la recherche de médecins disponibles pour administrer l’aide médicale à mourir (AMM).
« Je pense que les patients méritent d’y avoir accès et ça prend des médecins pour le faire. » — Le Dr Jean-Paul Bahary
Les médecins qui acceptent d’administrer l’AMM sont en effet peu nombreux au Québec (voir onglet suivant).
Le Dr Bahary n’y voit pas de contradiction avec sa pratique de radio-oncologue. Au contraire.
« On apprend assez tôt en médecine qu’on ne peut pas toujours gagner, dit-il. On ne peut pas toujours guérir, mais on peut toujours aider. »
Ce spécialiste des tumeurs au cerveau définit l’AMM comme un soin pour abréger des souffrances qui ne sont plus contrôlables.
« Déjà, en radiothérapie, une grande proportion des cas traités sont à visée palliative, donc dans le but de soulager les patients, poursuit-il. Or, on est parfois confronté à des situations où les gens souffrent et ne sont pas soulagés. »
« Comment vous sentez-vous ? »
La veille du jour où il va administrer l’AMM à un patient, le Dr Bahary ne dort pas d’un sommeil profond. « C’est sûr que c’est drainant, lance-t-il. On veut que tout se passe bien, pour l’individu, pour sa famille. »
Mais la reconnaissance des familles compense tout le reste, dit-il.
Le cas d’une patiente l’a particulièrement marqué. Dans les minutes suivant la mort de leur maman, les deux filles de la défunte se sont tournées vers lui en le regardant dans les yeux : « Ça ne doit pas être facile pour vous. Comment vous sentez-vous ? », lui ont-elles demandé.
Le médecin a été surpris par autant d’empathie.
« Ce n’est pas parce que je présentais des signes de détresse. Je suis toujours en contrôle de mes sentiments », raconte le médecin.
« Voir que les familles se préoccupent de l’équipe de soins – à un moment aussi chargé d’émotion de leur vie –, c’est touchant. »
— Le Dr Jean-Paul Bahary
Le médecin a d’ailleurs adapté le protocole de l’AMM pour mieux se concentrer sur le patient. Il est toujours assisté d’un confrère qui lui donne les seringues (il y en a plusieurs et elles sont numérotées) pour pouvoir conserver un contact visuel avec le patient.
« Je n’ai pas à chercher à quelle seringue je suis rendu, explique-t-il. J’aime mieux me concentrer sur les individus que sur le matériel. »
Le Dr Bahary loue le travail des infirmières, des pharmaciens, des intervenants en soins spirituels et de ses collègues médecins qui s’impliquent dans l’AMM « en surplus », souligne-t-il, de toutes leurs autres tâches.
« C’est important pour moi que vous écriviez à quel point l’équipe de soins est formidable, insiste-t-il. Si je n’avais pas décidé de m’impliquer, il y a des gens au CHUM que je n’aurais pas connus, et ça aurait été une grande perte pour moi. »
« Objection de conscience »
« Théoriquement » favorables à l’AMM, beaucoup de médecins refusent pourtant de l’administrer à un patient, invoquant l’« objection de conscience ». En effet, selon la loi, un médecin peut refuser d’administrer l’AMM en vertu d’une « objection de conscience ».
Mais dans la majorité des cas, c’est plutôt un fardeau émotionnel trop lourd qui est en cause. Ou encore parce qu’ils se disent déjà débordés par leur charge clinique actuelle, parce que la bureaucratie entourant l’AMM prend beaucoup de temps, ou carrément pour des préoccupations d’ordre médicolégal, révèle une récente étude québécoise sur le sujet.
Avec son témoignage, le Dr Bahary espère diminuer les appréhensions de ses collègues par rapport à l’AMM. « Il ne faut pas se culpabiliser de poser un geste de don, conclut le médecin. Ce n’est pas un geste d’enlever la vie, c’est un geste d’aide. »