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D’associés à rivaux

Les Québécois se distinguent des autres Canadiens au chapitre de leur consommation de cidre, beaucoup plus basse. Certains y voient une occasion de croissance en or. C’est le cas de deux duos d’entrepreneurs qui se sont associés pour produire les marques Neige et Domaine Pinnacle… puis querellés. Voici comment ils comptent rebondir, chacun de leur côté.

UN DOSSIER DE MARIE-EVE FOURNIER

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UN MARCHÉ PROMETTEUR

Le cidre est loin d’être aussi populaire au Québec qu’il ne l’a été au milieu des années 70, lors du pic historique de consommation. Bien loin aussi de la ferveur observée dans les autres provinces canadiennes, en Europe, aux États-Unis et en Australie, notamment.

Mais les ventes, le nombre de cidreries et la diversité de produits augmentent, ce qui rend l’industrie locale très optimiste. Avec raison. Depuis sept ans, les ventes ont bondi annuellement de 5,6 % en moyenne si l’on ne tient pas compte des données du réseau SAQ Alimentation, qui propose des types de cidre moins en vogue.

Et dans les prochaines années, la croissance annuelle sera de 11,5 %, prévoient Les Producteurs de cidre du Québec.

Les grands brasseurs de bière flairent d’ailleurs la bonne affaire : Labatt a acquis l’automne dernier la Cidrerie Lacroix de Saint-Joseph-du-Lac pour entrer dans le marché. Il faut savoir que les multinationales comme Heineken et Carlsberg vendent du cidre aux quatre coins du monde.

Sauf au Québec.

Ici, le Règlement sur le cidre et les autres boissons alcooliques à base de pommes indique que ces boissons doivent être composées à 80 % de jus de pommes récoltées dans la province. Une règle qui crée une solide barrière à l’entrée pour les acteurs étrangers.

Mais aussi de belles occasions d’affaires pour les cidreries québécoises comme celle de François Pouliot et de sa conjointe Stéphanie Beaudoin, bien connus dans l’industrie pour avoir créé le cidre de glace maintes fois récompensé La Face cachée de la pomme (devenu Domaine Neige). Le couple entend profiter de la soif des jeunes consommateurs pour le cidre effervescent et parfois aromatisé, vendu en format individuel.

Dans quelques semaines, sa nouvelle entreprise Verger Hemmingford mettra en marché un cidre dit « prêt à boire » présenté dans une canette au design jeune et moderne.

Pour le couple, ce n’est pas qu’un banal lancement de produit. Après des années difficiles s’étant soldées par la perte en juin 2018 d’à peu près tous leurs actifs, c’est plutôt une véritable renaissance.

Consommation moyenne annuelle par habitant

0,4 L : Québec

0,6 L : États-Unis

2,4 L : Canada

5 L : Afrique du Sud

12,2 L : Royaume-Uni

14,8 L : Irlande

* Source : Weston Cider Report 2018, The Global Cider Market

Ventes projetées de cidre au Québec

2020 : 5,51 millions de litres

2023 : 7,64 millions de litres

2026 : 10,6 millions de litres

* Source : Les Producteurs de cidre du Québec

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UN PARTENARIAT QUI VIRE AU VINAIGRE

Quand François Pouliot et Stéphanie Beaudoin ont fait les manchettes l’été dernier, c’est parce que la Cour supérieure avait décidé de vendre la cidrerie qu’ils avaient bâtie à leurs associés Bertrand Deltour et David Gare. Ces derniers étaient entrés dans leur vie en 2016 pour leur prêter main-forte et injecter des capitaux dans l’entreprise.

Ensemble, ils ont créé CidreCo, qui produisait à la fois les cidres Neige (créés par François Pouliot et Stéphanie Beaudoin) et ceux du Domaine Pinnacle grâce à l’acquisition de ses actifs cidricoles. Dès le départ, CidreCo n’était rien de moins que le numéro un mondial du cidre de glace, selon les quatre associés.

« On avait trouvé le chaînon manquant ! », résume Stéphanie Beaudoin au cours d’un long entretien. Le couple, qui se qualifie d’« artistes », ne s’en cachait pas : il avait alors besoin de fonds, d’expertise financière et de savoir-faire pour exporter aux États-Unis.

Anglophone, David Gare (qui a travaillé pour le géant des spiritueux Diageo) pouvait l’aider à conquérir le marché américain. Tandis que Bertrand Deltour, qui avait travaillé plusieurs années pour la marque de champagne Moët & Chandon, en connaissait long sur la mise en marché des boissons. « Ils étaient très à l’aise avec le vocabulaire des banquiers pour aller chercher du financement », relate Stéphanie Beaudoin.

Cauchemar

Mais le partenariat qui semblait si parfait a vite tourné au cauchemar.

« Quand on est entrés dans le dossier, il y avait des changements structurels à faire, d’où la discorde et nos positions irréconciliables. »

— Bertrand Deltour

François Pouliot et Stéphanie Beaudoin ont senti qu’ils perdaient le contrôle, qu’ils n’avaient plus leur mot à dire, dans un contexte où ils n’étaient pas d’accord avec les changements proposés. « Il a fallu se battre pour que le message téléphonique soit en français, pour que les tickets de caisse soient en français ! », donne le couple en exemple.

Les différends ont vite provoqué une baisse de rentabilité. Face aux retards de paiement survenus dès l’automne 2017, la Banque TD, créancière garantie, a fait saisir les actifs de CidreCo et obtenu du tribunal l’autorisation de procéder à leur vente, en mai 2018.

Le processus a permis au séquestre de « recevoir certaines offres parmi lesquelles il en a retenu deux qui font l’objet du présent débat », peut-on lire dans le jugement.

Quelles étaient ces deux offres ? Il y avait celle de Pomdial et une autre déposée par une société à numéro appartenant à deux hommes ayant « des liens très étroits avec Pouliot », révèle le jugement.

Bref, les deux duos d’associés à couteaux tirés depuis deux ans se faisaient concurrence.

Ça ne pouvait pas se terminer par une grande fête et une réconciliation.

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LE CHOC DU JUGEMENT

Mis devant deux offres d’achat, le juge a préféré celle déposée par Bertrand Deltour et David Gare – supérieure de 400 000 $ – à celle de François Pouliot et de Stéphanie Beaudoin.

Le magistrat a notamment justifié sa décision par le fait que, selon « toute vraisemblance », un « stratagème [avait été] ourdi » par François Pouliot et d’autres partenaires en vue de s’approprier un bail et une licence de marque appartenant à CidreCo, ce qui avait pour effet de réduire la valeur de l’entreprise alors mise en vente par le séquestre.

Plus précisément, le tribunal a reproché à la société à numéro 9358, proche de François Pouliot, d’avoir résilié le bail de location d’un verger à Frelighsburg convenu avec CidreCo et d’avoir « signé un nouveau bail portant sur les mêmes actifs, et ce, en faveur de 9358 », deux jours avant le dépôt de l’offre d’achat. CidreCo détenait également une licence lui permettant d’utiliser les marques de Domaine Pinnacle. Celle-ci a été « octroyée à 9358 » juste après l’offre d’achat.

« Pouliot n’a pas agi avec intégrité et bonne foi au mieux des intérêts de la société qu’il dirigeait en mettant manifestement de l’avant ses propres intérêts personnels, au détriment de ceux de CidreCo, des créanciers de celle-ci et des actionnaires », a écrit le juge Michel A. Pinsonnault.

François Pouliot, qui n’a pas témoigné en cour parce qu’on ne le lui a pas demandé, affirme-t-il, raconte avoir été « intimidé » par l’arrivée dans sa maison d’un séquestre qui a « pris le contrôle et changé les serrures ». Il affirme aussi avoir appris après coup qu’« il faut aider un séquestre » à faire son travail, une règle qu’il ignorait.

« Pas une cenne à 49 ans »

Dans leurs pires cauchemars, François Pouliot et Stéphanie Beaudoin n’auraient jamais pu imaginer pareil dénouement. Le juge a cédé tous les actifs de CidreCo à Pomdial. Ils avaient évidemment mis tout leur cœur dans leur PME. Mais aussi « 1 million de dollars reçus en héritage » de leurs parents et toutes leurs économies. En tout, le couple affirme avoir perdu 5,5 millions de dollars.

« À 49 ans, quand tu n’as pas une cenne en banque, c’est une méchante claque ! », s’anime Stéphanie Beaudoin, précisant qu’elle n’a même pas de REER. Le ton est amer, la douleur est audible. Elle juge s’être fait avoir par ses ex-associés et s’en veut de ne pas avoir été assez méfiante.

« On faisait les choses avec de bonnes intentions, assure Bertrand Deltour. On n’est pas les premiers à faire une association manquée… » Il souligne que Pomdial voulait récupérer ses billes dès 2017 pour mettre fin à la douloureuse aventure, mais qu’il n’a pas réussi à voir la couleur de l’argent.

Selon Stéphanie Beaudoin, la somme exigée était « trop élevée ». « Ils voulaient ravoir le montant investi au départ, plus les intérêts, alors que la valeur de la compagnie avait juste baissé. »

Au lendemain du jugement, tout n’était pas perdu, même si le couple n’avait pas les moyens de poursuivre la bataille devant les tribunaux. Il demeurait propriétaire du verger sur lequel se trouve sa résidence, puisqu’il ne faisait pas partie des actifs de CidreCo. Il lui restait aussi une « encanneuse ».

« On est très fâchés. C’est une aberration totale de tout avoir perdu. Mais d’un autre côté, il y a plein de possibilités à explorer. Avec Neige, on était confinés dans une image », dit François Pouliot avec philosophie.

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MISSION CROISSANCE

Misant sur leur savoir-faire, leur notoriété dans l’industrie et leur passion pour le cidre, François Pouliot et sa conjointe ne sont pas restés les bras croisés bien longtemps.

Ils ont lancé, une dizaine de semaines après le jugement, une campagne de financement sur Kickstarter pour récolter les 50 000 $ nécessaires à l’achat d’une cuve, matériel essentiel à la production de cidre. Ils ont réussi à récolter 65 000 $. Au même moment, ils partaient aussi à la recherche de financement pour relancer la production.

L’idée : commencer par vendre du cidre pétillant en canette « puisque l’encanneuse [leur] appartient encore », justifie François Pouliot. De plus, il s’agit d’un produit aimé des milléniaux qui connaît une croissance d’environ 10 % par année, alors que le cidre de glace a plutôt tendance à stagner.

Le cidre est une boisson qui séduit davantage les jeunes canadiens

21-34 ans 

54 % consomment du cidre

37 % consomment de la bière

55 ans et plus : 

8 % consomment du cidre

25 % consomment de la bière

Source : Vineland Research and Innovation Centre

« Depuis le début des années 2010, il y a un engouement pour le cidre prêt à boire qui est consommé comme une bière [de microbrasserie] et qui est associé à une image jeune et festive », confirme L. Martin Cloutier, professeur au département de management et de technologie de l’UQAM et expert du monde du cidre.

La croissance est telle que le record de production de 1974 (5,25 millions de litres) sera de nouveau atteint l’an prochain, après une lente remontée qui aura pris 40 ans, selon Cidre du Québec. Encore en 2015, il ne se buvait que 3,2 millions de litres, même si la population de la province comptait 2 millions de personnes de plus qu’en 1974.

« Le potentiel est là, assure le professeur. Il y a beaucoup d’innovation, de croissance dans le nombre de permis de production de cidre remis et d’intérêt de la part des consommateurs. »

Rajeunir le cidre de glace

On n’a pas davantage chômé du côté de Pomdial. Dix jours après avoir mis la main sur CidreCo, la boutique du Domaine Pinnacle, à Frelighsburg, a été rouverte. Les clients y ont été accueillis jusqu’en décembre.

Parallèlement, les premiers mois ont été « consacrés à des défis opérationnels, relate Bertrand Deltour. Le plus grand enjeu était que le cidre de glace soit sur les tablettes de la SAQ pour Noël ». Car il s’agit d’un produit très saisonnier, haut de gamme et surtout offert en cadeau.

Pomdial s’est aussi affairé en priorité à revoir le positionnement et le marketing des marques Domaine Pinnacle et Neige.

« On veut tirer profit de ces marques et écrire leur prochain chapitre. »

— Bertrand Deltour

Malgré l’enthousiasme des milléniaux pour les cidres effervescents, Pomdial continue de croire au « grand potentiel de commercialisation du cidre de glace », un produit « unique » inventé au Québec. Son président reconnaît toutefois que le marché canadien est saturé. « Il faut redonner envie aux locaux de retomber en amour avec le produit. »

L’entreprise, qui compte une dizaine d’employés, espère aussi séduire les palais américains et asiatiques, qui apprécient particulièrement les boissons sucrées.

« L’industrie a pris acte [de la décroissance des ventes de cidre de glace], constate le professeur Cloutier. Un programme est d’ailleurs en place depuis 18 mois pour faire la relance de la promotion du produit. »

La directrice générale des Producteurs de cidre du Québec, Catherine St-Georges, explique que l’idée de la campagne « Ajoute de la glace » est de « rajeunir le produit » en incitant les consommateurs à l’intégrer à des cocktails, plutôt que de le garder pour les occasions spéciales.

Le marché québécois du cidre en chiffres

99 : producteurs artisanaux

3,2 millions : litres vendus

70,2 millions : valeur des ventes

425 : employés du secteur

163,4 millions de dollars : retombées économiques de l’industrie

11 % : proportion de la production de pommes du Québec destinée à la transformation (350 000 minots)

Source : Les Producteurs de cidre du Québec, données pour 2017 (les plus à jour disponibles)

Un permis et c’est reparti

Les efforts de relance de François Pouliot et de sa conjointe ont porté leurs fruits. Les fonds nécessaires pour continuer la production de cidre ont finalement été trouvés auprès d’une banque et d’un investisseur privé.

Au même moment, les pommes gelaient dans les arbres. « On a récolté 1200 bennes de pommes ! », se réjouissait François Pouliot, à la fin de novembre. La fermentation a commencé entre Noël et le jour de l’An.

Et, tel qu’il le souhaitait, le couple a réussi à obtenir la semaine dernière un permis de production artisanale. La mise en canettes de son cidre effervescent baptisé Le Cidre original commencera dans les prochains jours. Un distributeur a été trouvé et les livraisons dans les commerces débuteront en mai, si tout se passe comme prévu. Les consommateurs, eux, pourront goûter au nouveau produit en juin.

Le couple prévoit ensuite refaire « pas mal tous les mêmes produits » qu’avant. « C’est le même terroir, les mêmes pommiers, la même équipe, le même pressoir. Les chances qu’on ait la même qualité sont hautes », dit François Pouliot.

La future gamme comprendra notamment un cidre tranquille, un cidre mousseux et du cidre de glace. Ces produits devront être présentés et vendus à la SAQ qui décidera si elle souhaite les mettre sur ses rayons. Étant donné son histoire et les dizaines de prix que ses produits ont gagnés, François Pouliot est confiant.

« Aucune chance que ce ne soit pas accepté ! », lance l’entrepreneur.

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LE FIL DES ÉVÉNEMENTS

1994 : 

Fondation de La Face cachée de la pomme.

2010 : 

Fondation de Pomdial, qui se spécialise « dans la commercialisation efficace de marques premium dans le secteur des boissons et de l’agroalimentaire en Amérique du Nord ». L’entreprise achète la Vinaigrerie Gingras, à Rougemont.

2013 : 

La cuvée Neige Première remporte le titre du meilleur cidre de glace du monde à l’International Cider Challenge, en Angleterre.

Juillet 2016 : 

La Face cachée de la pomme se place à l’abri de ses créanciers en vertu de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité (dettes de 5,3 millions).

Août 2016 : 

La Face cachée de la pomme et la division cidricole du Domaine Pinnacle joignent leurs forces dans un nouveau groupe, CidreCo, dirigé par François Pouliot, Stéphanie Beaudoin, Bertand Deltour et David Gare, de Pomdial.

Octobre 2016 :

La Face cachée de la pomme devient Domaine Neige.

Décembre 2016 : 

Les créanciers de La Face cachée de la pomme acceptent l’offre qui leur est présentée, ce qui permet d’éviter la faillite.

2017 : 

Pomdial vend la Vinaigrerie Gingras et tente de se retirer de CidreCo, sans succès.

Février 2018 : 

Domaine Neige reçoit le titre de « Cidrerie canadienne de l’année » dans le cadre de la 7e édition de la New York International Beer Competition (NYIBC).

Juin 2018 : 

Après une dispute entre associés, la Cour supérieure cède le contrôle de l’entreprise Domaine Neige à Pomdial.

Septembre 2018 : 

François Pouliot et Stéphanie Beaudoin lancent une campagne de sociofinancement pour acheter les premières cuves de Verger Hemmingford sur la plateforme Kickstarter.

Mars 2019 : 

Verger Hemmingford obtient son permis de fabrication de cidre artisanal, un cidre « prêt-à-boire » effervescent baptisé LE CIDRE original.

Juin 2019 : 

Arrivée prévue dans les épiceries, les dépanneurs et les SAQ du CIDRE original.

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