Souvenirs, souvenirs

Pourquoi oublie-t-on ses premiers Noëls ?

Les jeunes enfants oublieront tout du Noël qu’ils viennent de vivre. « Généralement, nous ne nous rappelons pas les événements qui se sont produits avant l’âge de 2 ou 3 ans, et nous avons plus ou moins de souvenirs avant l’âge de 6 ou 7 ans, parfois même 10 ans », indique Anna Samaha, professeure à la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Qu’est-ce qui explique cette amnésie infantile ?

UN DOSSIER DE MARIE ALLARD

Le mystère de l’amnésie infantile

À deux ans et demi, le père Noël m’a apporté un petit four pour faire des gâteaux. Je ne m’en souviens pas, même si ce cadeau m’a ébahie, d’après la photo qui en témoigne. Je ne me rappelle pas, non plus, avoir reçu deux poupées. Mais je me souviens de les avoir trimballées pendant de nombreuses années – surtout celle en salopette bleue, ma poupée préférée… Peu importe qu’ils aient été fortement impressionnés par les sapins illuminés, les rassemblements et les jeux entre cousins, les jeunes enfants oublieront bientôt tout du Noël qui vient de passer. Ce phénomène a un nom : l’amnésie infantile. Explications en huit points.

Pourquoi oublie-t-on les premières années de sa vie ?

« Nous gardons peu de souvenirs de la petite enfance, parce que les circuits du cerveau responsables de la mémoire évoluent et se raffinent durant le développement, répond Anna Samaha, professeure à la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Durant ce processus, certaines informations sont perdues. »

Si l’on ne se souvient pas de notre naissance et de nos promenades en landau, ce n’est pas seulement parce que ça fait longtemps. C’est notamment parce que l’hippocampe – pas le cheval de mer, la région du cerveau qui porte ce nom – et le cortex préfrontal sont sous-développés chez le bébé et le jeune enfant.

Pourtant, un bébé reconnaît ses parents.

« C’est vrai, mais il s’agit de mémoire de reconnaissance, nuance Carole Peterson, professeure au département de psychologie de l’Université Memorial, à Terre-Neuve-et-Labrador. Les bébés se souviennent de leur mère d’un jour à l’autre ; ils se rappellent diverses habiletés apprises. On sait même qu’ils ont une mémoire auditive qui date d’avant leur naissance. » Mais les bébés ne se souviennent pas d’événements qu’ils ont vécus dans leur contexte, ce qu’on appelle la mémoire épisodique. « L’amnésie de l’enfance concerne plutôt l’oubli de souvenirs autobiographiques, précise Anna Samaha, comme la maladie d’Alzheimer, par ailleurs. »

De quoi dépendent les souvenirs ?

« De deux choses, répond Anna Samaha. Premièrement, de notre capacité à encoder des événements et, deuxièmement, de notre capacité à y avoir accès une fois qu’ils sont encodés. » Peut-être que les bambins enregistrent des souvenirs, mais sous une forme à laquelle ils n’ont pas accès plus tard – c’est une hypothèse qui expliquerait l’amnésie infantile. Peut-être ne font-ils aucune des deux opérations correctement. C’est encore une énigme pour les scientifiques.

« L’un des meilleurs prédicteurs du maintien des souvenirs est de savoir si ce moment a été imprégné d’émotions, poursuit Carole Peterson. L’émotion peut être négative ou positive, mais elle est importante. Une autre chose qui a prédit que le souvenir restera, c’est que l’enfant a eu une compréhension cohérente de cet événement. » Il faut qu’il puisse saisir le contexte – qui y était, où, pourquoi, etc. – pour s’en souvenir.

À quel âge remontent les premiers souvenirs ?

« Il y a une controverse à ce sujet, répond Carole Peterson. Un des problèmes, c’est que ça diffère selon les individus. D’après la littérature, le plus vieux souvenir d’un adulte remonte en moyenne à ses trois ans et demi. Ma collègue Qi Wang, de l’Université Cornell, et moi-même évaluons que c’est probablement beaucoup plus tôt que cela – possiblement un an plus tôt – en raison d’un phénomène d’erreur systématique dans la datation de nos souvenirs. »

Dans une étude publiée dans Frontiers in Psychology en 2016, les deux chercheuses ont interrogé des enfants à propos de leurs souvenirs, sur une période de huit ans. Plus les enfants vieillissaient, plus ils dataient tardivement les mêmes souvenirs. « Nous croyons que les premiers souvenirs datent de quand une personne avait environ 2 ans », indique Carole Peterson.

Certaines personnes disent pourtant se remémorer leur premier Noël.

En effet. Plus de 6600 personnes ont décrit leur premier souvenir – et l’âge qu’ils avaient à cette époque – à des chercheurs, dans une étude publiée dans Psychological Science en 2018. Près de 900 d’entre elles ont dit avoir un souvenir de quand elles avaient au maximum 1 an et un total de 2500 (près de 40 %), au maximum 2 ans. Ces souvenirs étaient curieusement plus fréquents chez les adultes d’âge moyen ou avancé.

Ces souvenirs sont fictifs, selon ces chercheurs. Il s’agit de représentations mentales constituées de fragments d’expériences précoces et de faits connus de leur propre enfance. Un enfant peut ainsi entendre son frère ou sa sœur plus âgé dire : « Maman avait une grosse poussette bleue » et s’imaginer de quoi elle avait l’air. Ces fragments deviennent un souvenir, auquel des détails (une couverture, des jouets, etc.) sont ajoutés au fil du temps.

Peut-on aussi modifier un souvenir authentique à la base ?

Oui. « Tout le monde – les adultes comme les enfants – a tendance à modifier ses souvenirs, tranche Carole Peterson. Nous n’avons pas de magnétophone ni de caméra vidéo dans la tête. Nos souvenirs changent, c’est simplement une propriété de notre système de mémoire. » La preuve : il suffit de réunir un groupe d’adultes qui a vécu une expérience commune 10 ans plus tôt, et de les interroger. Personne n’aura les mêmes souvenirs du week-end de camping ou de ski passé ensemble. Pareil pour des fratries à qui on demande de comparer leurs souvenirs d’enfance.

Par contre, il est très rare qu’une personne efface carrément le souvenir d’un événement traumatique vécu dans son enfance, et ce, dès l’âge de 3 ou 4 ans, selon un article du psychologue Hubert Van Gijseghem publié sur le site de l’Ordre des psychologues du Québec. Il semble plus facile d’implanter de faux souvenirs chez quelqu’un que d’oublier des souvenirs difficiles…

Question du lutin grincheux : puisque les bébés n’en gardent aucun souvenir, pourquoi se forcer à leur faire vivre différentes activités ?

« Vivre des expériences enrichissantes avec des adultes est important pour l’attachement et le développement des habitudes sociales, plaide Anne Samaha. Un environnement où les petits enfants sont exposés à différentes expériences est aussi nécessaire au bon développement de plusieurs autres capacités cognitives et intellectuelles, incluant la mémoire elle-même. »

Mais… à quoi servent les souvenirs ?

« Les souvenirs représentent la trace d’expériences vécues, fait valoir Anna Samaha. Ce sont nos unités d’apprentissage. À un niveau très fondamental, notre survie dépend de notre capacité à former des souvenirs. Il est important pour notre survie de nous rappeler les sources de danger et les sources de récompense. Mais avec le développement du langage et des interactions sociales complexes, les souvenirs jouent aussi d’autres rôles. Ils forgent notre identité, la manière dont on appréhende de nouvelles situations et notre place dans un groupe [la famille, les amis]. D’un point de vue évolutif, la capacité de créer et de partager une réalité avec d’autres personnes – car on communique nos souvenirs ! – pourrait avantager l’évolution de notre espèce. »

Témoignages
Souvenirs de la petite enfance

L’amnésie infantile est mystérieuse à bien des égards – notamment parce que les jeunes enfants ont de nombreux souvenirs, qu’ils oublient généralement par la suite. Dans le cadre d’une étude publiée dans Memory en 2014, 83 bambins de 3 ans ont parlé avec leurs parents d’événements de leur passé, comme une visite au zoo ou un anniversaire. Ces enfants ont ensuite été revus en sous-groupes, alors qu’ils avaient de 5 à 9 ans. Résultat : les enfants de 5, 6 et 7 ans se souvenaient de 60 % de ces événements, alors que c’était le cas de seulement 40 % des enfants de 8 ou 9 ans. Témoignages.

Geneviève M. Senécal, mère de Gabrielle, qui aura 5 ans en janvier, et d’Éloi, 14 mois

Les plus vieux souvenirs de la petite Gabrielle remontent à ses 3 ans. « Elle se souvient particulièrement d’événements, d’activités ou de sorties, indique sa mère. Par exemple, le camping en famille à l’été 2017 ou une sortie au musée avec son papi. » La fillette se rappelle aussi vivement quand… le divan-lit a été ouvert dans le salon pour regarder un film.

À 14 mois, bébé Éloi ne parle pas encore. « Il reconnaît ses proches et son environnement, il sait où trouver ses jouets favoris, sa doudou, etc., constate Geneviève M. Senécal. Mais pour l’instant, il est difficile d’en dire plus concernant ses souvenirs et sa mémoire. »

Quant à la maman, elle se rappelle s’être brûlé la main sur une ampoule clignotante dans un magasin de matelas, alors qu’elle n’avait pas encore 2 ans. Sinon, ses plus vieux souvenirs de Noël remontent à ses 4 ans. Elle se remémore le sapin monté dans le sous-sol pour empêcher les enfants de le défaire constamment, sa grand-mère venue exceptionnellement passer quelques jours à la maison et un bricolage de père Noël fait avec son père. « Je trouvais son bricolage plus beau que le mien », souligne-t-elle. Ce ne sont pas les gros cadeaux ni les grandes fêtes qui l’ont marquée. « Plutôt de petites choses qui paraissent insignifiantes, mais qui ponctuaient ma routine d’enfant », constate-t-elle.

Jolianne Korak, mère d’Alexis, 3 ans

Alexis a plusieurs souvenirs, dont un qui le tourmente. « En février, je me suis fait rouler dessus par une auto, raconte Jolianne Korak, sa mère. Mon fils était en poussette avec moi, mais avant que la voiture arrive, j’ai pu le pousser hors du chemin. »

Alexis, qui avait alors 2 ans (il a fêté ses 3 ans en novembre), était dos à l’accident. « Depuis ce temps-là, il m’en parle tous les deux ou trois jours, témoigne Jolianne Korak. Il dit : maman est tombée, il pleurait, camion de pompiers, les ambulances… » Une passante a pourtant gentiment pris soin du petit jusqu’à l’arrivée de son père. Et la mère s’est bien remise de l’événement. « J’ai vraiment eu beaucoup de chance », constate-t-elle.

Le bambin n’est pas devenu plus prudent. « Il a zéro peur de la rue et des voitures, regrette sa mère. Il parle de l’accident à des moments qui n’ont souvent aucun lien avec ce qui s’est passé. La plupart du temps, c’est juste “out of the blue” ».

Joannie Giroux, mère de Sophia, 4 ans, et d’Isaac, 15 mois

Sophia, 4 ans, a déjà de nombreux souvenirs. « Elle se rappelle très bien le Noël de l’année dernière, témoigne sa mère. Nous étions en voyage et cela l’a grandement marquée. » Toute la famille a profité d’un congé de paternité pour aller passer quelques semaines en Floride et au Nicaragua.

« Ça a été tout un voyage ! s’exclame Joannie Giroux. On comprend pourquoi ma fille s’en souvient si bien. Elle a été tellement impressionnée par les différences culturelles, la plage, les animaux, les visites et les journées en famille ! »

« Pour ma part, mes souvenirs de petite enfance sont très flous… précise la maman. Je pense que les plus précis se situent autour de mes 5 ans, à la maternelle. J’ai de très beaux souvenirs de mes Noëls en famille. Par contre, je pense que ça remonte à quand j’avais 6 ans et plus. Je me souviens aussi d’événements très marquants, comme le décès de mon grand-père quand j’avais 6 ans, et l’arrivée de ma petite sœur peu de temps avant. »

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