Patrimoine religieux Campanologues

Métier : sauver des cloches

Montréal n’est plus la ville aux mille clochers. Avec le déclin de la religion et les églises qui ferment les unes après les autres, beaucoup de cloches se sont tues. Quelques irréductibles continuent toutefois à entretenir ce patrimoine religieux de moins en moins sonore. Bienvenue chez les campanologues.

« Au Québec, le patrimoine religieux en mange un coup. Selon moi, on a perdu entre 600 et 800 cloches en 20 ans… »

Michel Rowan, 69 ans, sait de quoi il parle : depuis plus de 30 ans, cet ancien professeur d’économie se spécialise en « campanologie », la science des cloches. Or, son constat est implacable. Avec la religion qui fout le camp, son métier semble de plus en plus menacé. 

Des églises ferment ou sont vendues, d’autres sont carrément détruites, et parmi celles qui restent, plusieurs n’ont pas les moyens d’entretenir leur clocher, dont les structures ne sont plus assez solides pour supporter le débalancement causé par le mouvement des cloches. Résultat : les experts en cloches sont moins demandés.

« Je suis comme le dernier des Mohicans, ajoute M. Rowan, moitié sérieux, moitié humoristique. Ça ne veut pas dire que c’est un honneur, mais aujourd’hui, c’est vrai qu’on a moins de clients. J’en ai perdu six à Montréal parce que les églises sont fermées ou parce que les cloches ne sonnent plus. »

« Il y a deux ans, j’ai dû fermer le “mainswitch” du système de cloches de Saint-Enfant-Jésus, dans le Mile End. Ça m’a fait beaucoup de peine. Ma fille s’est mariée là. Son enfant a été baptisé là. Et maintenant, les cloches sont muettes… » 

— Michel Rowan

Dernier des Mohicans ? Peut-être pas. Mais il est vrai qu’au Québec, les réparateurs de cloches se comptent sur les doigts d’une main. Outre Michel Rowan, qui est établi en Abitibi, la principale entreprise d’envergure serait Léo Goudreau et fils, qui est établie à Montréal depuis plus de 50 ans.

De ce côté aussi, dur constat. Même si l’entreprise dit compter plus de 2000 clients, à raison de 500 à 600 par année, son propriétaire Daniel Désormiers ne nie pas que la cloche d’église a connu de meilleurs jours. Il en a restauré plusieurs, certes, mais il en a aussi décroché un certain nombre, parce que des églises fermaient ou ne pouvaient plus entretenir leur clocher.

« Rien que l’an dernier, dit-il, on en a défait une quinzaine », résume-t-il.

Qu’advient-il des cloches ? Dans certains cas, elles sont déplacées. L’église Sainte-Marguerite-Bourgeoys (L’Île-des-Sœurs) héritera des carillons de l’église Saint-Raphaël, devenue un centre de soins palliatifs, alors que l’église Saint-Octave, aujourd’hui fermée, a cédé les siennes à un parc de Montréal-Est. 

Dans d’autres cas, moins fréquents, elles sont vendues à l’étranger. Depuis qu’il a acquis l’entreprise en 2010, M. Désormiers dit avoir envoyé « une trentaine » de cloches au Viêtnam, non sans que celles-ci soient préalablement bénies par un curé, avant d’être « shippées » dans un conteneur !

Dans de plus rares cas, hélas, il arrive aussi que les cloches soient volées pour être revendues au poids à la ferraille. C’est notamment ce qui est arrivé à l’ancienne église Sainte-Élisabeth-du-Portugal, aujourd’hui démolie, dont les cloches, une fois démontées, avaient été volées en pleine nuit. 

« Une cloche de 3000 lb qui a 54 po de diamètre, les antiquaires ne s’intéressent pas à ça, lance M. Rowan, dépité. Ça n’a plus de valeur sauf celle du bronze. »

« Il y a toutes sortes de petites magouilles qui peuvent se passer, on n’est pas au courant de tout », admet de son côté M. Désormiers, en parlant d’un « malheureux » marché parallèle.

Bon. Tout n’est peut-être pas si sombre au royaume campanaire. Des 397 clochers que compte Montréal, M. Désormiers estime que « 75 % sont encore en activité ». Et on peut dire, sans trop de risque de se tromper, que nos rares campanologues n’ont pas fini d’avoir du boulot.

Dans un avenir plus ou moins rapproché, les églises pourraient toutefois faire face à d’autres genres de défis. Les mœurs changent, et si les cloches régulaient jadis notre quotidien, elles peuvent aujourd’hui être perçues comme un irritant supplémentaire dans le vacarme urbain. Selon Michel Rowan, certaines églises auraient d’ailleurs commencé à sonner de façon plus épisodique, à cause du « chialage » dans le voisinage.

On a tenté de vérifier l’information, sans succès. Mais chose certaine, cette tendance ne devrait pas aller en diminuant, croit Luc Noppen, professeur à l’UQAM et expert en architecture religieuse.

« Il est convenu qu’une église peut sonner ses cloches à tout moment, explique M. Noppen. Mais ce droit est tellement ancien qu’aucun règlement municipal n’encadre ça. Les arrondissement devraient officialiser l’autorisation d’émettre des décibels, et dans quelles circonstances. Parce qu’avec les églises qui ferment et la société qui se transforme, on risque d’avoir de plus en plus de situations conflictuelles. »

L’avenir le dira. Mais d’ici là, profitons de nos cloches, bourdons et carillons. Ils n’ont pas encore dit leur dernier gong.

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