ANALYSE

Le magicien de Borduas

QUÉBEC — Le magicien fait apparaître des choses, en fait disparaître d’autres. Le ministre Simon Jolin-Barrette, responsable de l’immigration dans le gouvernement de François Legault, aurait droit à une place de choix au palmarès des prestidigitateurs.

En point de presse jeudi, après le dépôt du projet de loi 9 à l’Assemblée nationale, il a présenté de nouvelles demandes du Québec en faisant croire qu’elles existaient depuis longtemps. Inversement, toutes les positions politiques de la Coalition avenir Québec (CAQ) autour de la reconnaissance des nouveaux arrivants, même celles, récentes, annoncées en campagne électorale, se sont envolées en fumée.

Pas surprenant que le gouvernement de Justin Trudeau, sur-le-champ, ait annoncé qu’il ne pourrait négocier sur cette base avec le gouvernement Legault. Il y a trois semaines, rue Slater à Ottawa, au ministère des Affaires intergouvernementales de Dominic LeBlanc, après des discussions générales, la partie québécoise, en toute fin de réunion, avait évoqué « pour discussion » l’idée que le Québec puisse avoir le droit de forcer un « résident permanent » à s’établir dans une région donnée.

Robert Dupras, chef de cabinet du ministre Jolin-Barrette, et Bernard Matte, sous-ministre, n’avaient pas de réponse quand la partie fédérale a demandé si un résident permanent venu au Québec devrait être expulsé s’il déménageait en Ontario. Faudrait-il lui faire subir un examen de français s’il a quitté le Québec ?

Pas de réponse, mais toujours selon la version d’Ottawa, se voulant rassurante, la partie québécoise a insisté : ces dispositions potentiellement contentieuses étaient là aux fins de discussions. De toute façon, le projet de loi ne serait pas déposé avant le printemps !

Ottawa ne pourra accepter l’intention de Québec, qui serait contraire à l’article 6.2 de la Charte des droits. 

Les « résidents permanents » n’ont pas encore le droit de vote, ne sont pas des citoyens, mais en matière de liberté de circulation, la loi constituante parle de « personnes ». Les « résidents permanents » sont couverts. 

« Ottawa sait très bien que l’on ne peut empêcher un résident permanent de déménager », résume-t-on à Québec. Le vrai changement porte sur le critère « d’intégration linguistique » que fait apparaître M. Jolin-Barrette dans son projet de loi.

La démarche du gouvernement Legault paraît cousue de fil blanc : multiplier les demandes à l’endroit d’Ottawa, qui devra faire face à des élections générales à l’automne. Or, le fait d’obtempérer à des demandes du Québec, qui souhaite mettre en veilleuse la Charte des droits, nuirait aux chances déjà réduites du gouvernement Trudeau de convaincre les électeurs du Canada anglais, de l’Ouest en particulier. Déjà, Brian Pallister, premier ministre du Manitoba, a exhorté Justin Trudeau à ne pas céder au « maquignonnage du passé » en acquiesçant aux demandes de François Legault.

Inhumain, selon Anglade

À Montréal, hier, un autre front s’ouvrait devant les intentions de Québec. La porte-parole libérale dans le dossier de l’immigration, Dominique Anglade, a qualifié d’inhumaine la décision de rayer d’un trait de plume 18 000 dossiers de ressortissants en attente du feu vert de Québec. 

« Il y a des gens qui sont au Québec, qui paient des impôts, qui ont fait des demandes, qui sont présentement chez nous, qui parlent français, qui sont dans différentes régions du Québec qui sont touchés par ça, de rappeler Mme Anglade. C’est de l’amateurisme. Le gouvernement de la CAQ disait vouloir prendre moins [d’immigrants] pour en prendre soin. Eh bien là, je pense qu’il ne prend soin de personne. »

L’exigence sur les « résidents permanents » suivra le même chemin que la demande d’une déclaration de revenus unique sous la responsabilité du Québec. Dans les heures qui ont suivi l’annonce de Québec, la fin de non-recevoir fédérale est tombée. « Si M. Trudeau nous empêche d’arriver à cet objectif, il va en payer un prix politique », a répliqué vendredi M. Legault. Le chef conservateur Andrew Scheer paraît, lui, plus ouvert. Stephen Harper aussi était bien sensible aux attentes de Jean Charest, avant d’avoir un mandat majoritaire.

Devant les journalistes hypnotisés, l’illusionniste de Borduas, dans un argumentaire habile, est parvenu à donner l’impression que la résidence permanente conditionnelle faisait partie de l’entente conclue entre les gouvernements de Robert Bourassa et de Brian Mulroney, après l’échec de l’entente du lac Meech. Les ministres Monique Gagnon-Tremblay et Barbara McDougall avaient signé un accord qui conférait au Québec plus de latitude dans le choix des ressortissants étrangers.

Pour Louis Bernard, l’éminence grise du Parti québécois que Robert Bourassa avait choisie pour négocier l’entente pour le Québec en raison de ses compétences, ces dispositions sur les « résidents permanents » n’apparaissaient pas dans l’accord. « On n’a pas discuté de cette question, d’un pouvoir de décider par exemple où les immigrants iraient », a résumé M. Bernard. « On peut demander à un immigrant d’aller vivre sur la Côte-Nord, mais on ne peut pas l’y forcer », selon lui.

Devant les journalistes, M. Jolin-Barrette n’a pu résister à la tentation de faire quelques points politiques. 

À de nombreuses reprises, il a martelé que le gouvernement Couillard avait abdiqué, laissé tomber ce droit pour le Québec de déterminer les conditions visant les résidents permanents. 

La loi appliquée avant 2018 confère au Québec le droit de tenir compte des besoins régionaux d’emploi pour la « main-d’œuvre spécialisée ». Et cette disposition désormais disparue n’avait jamais été appliquée. La nouvelle mouture de la CAQ parle plutôt de main-d’œuvre sans précision ; on veut pouvoir l’appliquer à tout le monde.

Avec un effet de toge, le plaideur Jolin-Barrette pousse le bouchon et poursuit sur l’entente de 1993 : « Il est possible de tout aussi légitimement soutenir qu’il existe des situations où l’exercice de tels pouvoirs peut s’inscrire dans la logique et le prolongement des responsabilités de sélection du Québec ». Ici, il ne cite pas la loi ni l’entente entre Québec et Ottawa, mais bien une simple déclaration de la ministre Monique Gagnon-Tremblay dans le débat sur l’adoption du projet de loi à Québec à l’époque.

L’exigence de Québec sur les « résidents permanents » « est cohérente avec le pouvoir de sélection exercé par le Québec », a résumé M. Jolin-Barrette. Le pouvoir du Québec de décider de l’endroit où vivra un résident permanent est une demande actuelle du Québec.

Les positions successives

Du même souffle, le magicien Jolin-Barrette a fait disparaître une longue liste de positions de son parti dans ce dossier miné de l’immigration. En 2015, le nouveau député de Borduas avait mis de l’avant un projet de politique où les immigrants qui n’apprenaient pas le français ou n’adhéraient pas aux valeurs québécoises seraient expulsés au bout de trois ans. Quatre mois avant les dernières élections, la CAQ avait modifié son message, se défendant de vouloir expulser des immigrants. Un immigrant « récalcitrant » qui ne serait pas admissible au certificat de sélection du Québec ferait l’objet d’un avis de Québec à Ottawa pour l’informer de la présence d’une personne sans statut. Jeudi, le ministre Jolin-Barrette indiquait même que cet immigrant qui n’avait pas respecté ses conditions de sélection pourrait être expatrié, même s’il était passé dans une autre province !

Tout spectacle de magie prévoit une grande finale, une femme coupée en deux ou une kyrielle de pigeons qui sortent d’un chapeau. Le ministre Jolin-Barrette, lui, fera disparaître d’un trait de plume 18 000 dossiers d’aspirants Québécois. Plus de 40 000 personnes sont touchées. Certaines demandes remontaient à 2005, ce qui en dit long sur l’incurie administrative du Ministère. Dans plusieurs cas, les gens qui doivent reprendre le cheminement depuis le début se trouvent déjà au Québec. Le gouvernement Harper avait fait la même chose pour 100 000 dossiers de 200 000 demandeurs en 2012. Pas de recours juridique possible. Ottawa, comme Québec dans le projet de loi 9, a prévu une disposition le mettant à l’abri des poursuites.

Tout récemment, à la blague, François Legault avait rendu hommage à son ministre. Simon Jolin-Barrette peut parler pendant de longues minutes « sans rien dire », avait-il ironisé. Mais quand il parle, il faut écouter très attentivement.

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