Polytechnique, 25 ans plus tard

La réalité crue

Il faisait froid. Il y avait du grésil. Les nuages étaient si bas sur le flanc du mont Royal, se souvient Allen McInnis, que le ciel était tout rouge à cause de la réflexion des lampadaires du campus de l’Université de Montréal.

Allen McInnis avait alors 26 ans et était photographe pigiste pour The Gazette. Le soir du 6 décembre, il se trouvait dans la salle de rédaction du journal quand la nouvelle de coups de feu à Polytechnique lui est parvenue. Il est parti sur les lieux, avec d’autres photographes. C’est probablement une blague, se disait-il. La réputation festive des étudiants de Poly en fin de session débordait largement les frontières du campus de l’UdeM…

Il est arrivé aux portes de Poly pendant que des étudiants sortaient paniqués à pleines portes. Les secours étaient désorganisés. Tous essayaient de comprendre ce qui se passait, étudiants, journalistes et policiers.

Allen McInnis a erré un moment pour s’éloigner des journalistes. Près du mur extérieur de la cafétéria, deux étudiants lui ont fait signe. Les rideaux avaient été tirés, mais la lumière filtrait à travers une ouverture par la fenêtre, là-haut. 

Les étudiants ont offert au photographe de le hisser pour qu’il puisse y jeter un coup d’œil. Allen McInnis est monté avec leur aide. Il a braqué sa caméra à la fenêtre. Il a appuyé plusieurs fois sur le déclencheur. « Quand on est face à une telle situation, dit-il, on photographie, et ensuite, on réfléchit à savoir si on publie la photo ou pas. » 

Il était néanmoins bien conscient de ce qu’il était en train de regarder, à travers l’objectif. Il y avait une femme affalée sur une chaise. Morte, de toute évidence. Et un homme qui inspectait les lieux. 

« J’avais déjà pris la moitié de la pellicule. J’ai tout de suite enlevé le film et l’ai donné au reporter qui m’accompagnait. Je lui ai dit : "Cache-le sous tes vêtements. Cours au journal. Si les policiers te demandent qui je suis, dis-leur que tu ne me connais pas." Et puis, j’ai continué à prendre des photos. » 

Ensuite, ça s’est passé très vite. Les autres journalistes, qui l’ont aperçu ainsi juché, se sont approchés pour lui demander ce qu’il voyait. Il y a eu bousculade et le bruit a attiré l’attention de l’homme de la cafétéria qui s’est retourné vers la fenêtre, a vu le photographe et a couru vers lui. Sur la fenêtre, il a plaqué son badge de policier avant de bien tirer le rideau.

C’était fini. 

Allen McInnis savait qu’il avait capturé une image puissante, terrible de la tragédie. Mais la décision de publier ou non ne lui revenait pas. Dans la salle de rédaction, tous ne s’entendaient pas sur la valeur du cliché. Mais lui-même n’a eu aucun doute : cette photo devait être publiée. « Raconter une histoire n’a pas le même impact que de la montrer. À l’époque, je me suis dit : le monde doit voir ça. »

LE TOUR DU MONDE 

Et ce fut le cas. En fait, parce qu’elle a été diffusée sur tous les fils de presse et publiée par de nombreux journaux aux quatre coins du monde, la photo est mieux connue à l’extérieur de Montréal (où The Gazette en avait l’exclusivité) que dans la métropole.

Sur la une de The Gazette du 7 décembre 1989, la photo de McInnis occupe presque tout l’espace. Au Canada, le Toronto Star, le Calgary Herald et le Ottawa Citizen figurent parmi les journaux qui ont utilisé la photo. Dans l’année qui a suivi, l’image a été nommée « photo de l’année » par l’agence La Presse Canadienne et a remporté un premier prix au Concours canadien de journalisme. 

Mais ce n’est pas tant la gloire qui a happé le photographe que la furie de certains lecteurs. 

« J’ai eu des appels et des lettres de plaintes de partout autour du monde. » 

— Allen McInnis, photographe

Une partie de la colère était liée à une mauvaise description dans la légende qui accompagnait la photo. « Dans un magazine américain, entre autres, on avait écrit que la fille attendait une ambulance tandis que l’homme derrière s’occupait de la décoration de Noël. Comme s’il était en train d’ignorer la victime ! J’ai appelé le magazine pour me plaindre. Ils m’ont répondu qu’ils s’en fichaient. » 

Et puis, il y a eu d’autres appels plus inquiétants. « Deux ou trois personnes m’ont appelé pour acheter des reproductions pour usage personnel. Un homme voulait avoir une copie de format 16x20 pour mettre chez lui. Quel genre de malade voudrait avoir une telle photo en grand format pour accrocher chez lui ? » 

Allen McInnis a alors pris une décision radicale. « Je suis allé au bureau, j’ai ramassé tous les négatifs, je suis revenu chez moi et je les ai mis sous clé. »

RAMENER À LA LUMIÈRE

Pendant 25 ans, la photo a été très peu republiée. Elle était encore récemment pratiquement introuvable sur l’internet – chaque fois qu’elle émerge sur un site, le photographe rappelle fermement à l’ordre l’administrateur qui n’en détient pas les droits.

Cet automne, quand La Presse lui a demandé l’autorisation de republier sa photo, Allen McInnis a d’abord refusé catégoriquement. « Puis, j’y ai repensé. Ça fait 25 ans maintenant. Et j’entends des gens dire qu’on a amélioré le contrôle des armes… Bullshit ! C’est pire ! Quand allons-nous nous réveiller ici, en Amérique du Nord, pour nous débarrasser des armes à feu ? C’est pire aux États-Unis, mais il y a des gens chez nous qui veulent s’inspirer d’eux. » 

« Qu’est-ce que ça prendra ? On n’éliminera jamais toutes les armes, mais on peut s’arranger pour que ce soit difficile à trouver. Peut-être suis-je idéaliste… »

— Allen McInnis

Le soir du 6 décembre 1989, Allen McInnis est resté toute la nuit aux portes de Poly. « Vers 4 h du matin, ils ont sorti les civières sur un quai de déchargement où le camion de la morgue venait les chercher. Les corps étaient enroulés dans des couvertures rouges. » Il a pris d’autres photos, jamais publiées celles-là. « J’étais seul, j’étais gelé, j’ai beaucoup pensé. Je me disais que je ne verrais pas d’autres tueries dans une école dans ma vie. Et pourtant non : j’étais à Concordia en 1992, j’étais à Dawson en 2006. J’ai vu trois tueries, trois. Ça suffit. »

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