au lendemain de Québec

La littérature pour bâtir des ponts

L’attentat de Québec a créé une onde de choc et provoqué une profonde remise en question au sein de la société québécoise. Nombreux sont ceux qui disent souhaiter s’ouvrir davantage à la différence. La littérature peut-elle jouer un rôle, et si oui, lequel ?

Tendre la main, apprendre à se connaître davantage, accueillir l’autre. Depuis une semaine s’exprime une volonté claire de bâtir des ponts entre les Québécois dits « de souche » et les Québécois de confession musulmane. Or la littérature est sans doute un bon moyen pour y arriver.

« Fondamentalement, la littérature favorise les échanges interculturels, croit Lilyane Rachédi, professeure à l’École de travail social de l’UQAM. Elle peut être un médium pour sensibiliser, informer l’Autre avec un grand A. »

« Je crois profondément en la puissance des mots », lance pour sa part Yara El-Ghadban, anthropologue, musicienne et romancière. Ce sont les mots et les discours qui ont normalisé la haine de l’autre, alors les mots peuvent aussi refonder notre rapport à l’autre. Au fond, la littérature, qu’est-ce que c’est, sinon un dialogue ? »

Un avis que partage Ouanessa Younsi, psychiatre et écrivaine. « La littérature nous ouvre à la diversité, à différents styles, à différentes cultures », observe la jeune femme de 32 ans, auteure de plusieurs livres, dont Soigner, aimer, son plus récent.

Le livre comme outil

Dans L’encre des savants est plus sacrée que le sang des martyrs, un essai paru l’an dernier, Aziz Farès a voulu démythifier l’islam et expliquer la différence entre la religion et l’idéologie. « C’est un livre ouvert, pas polémique », précise l’ancien journaliste né à Alger et établi au Québec depuis plus de 20 ans.

Il rappelle que le premier mot révélé au Prophète dans le Coran est « lis ».

« Cela signifie “apprends, informe-toi, renseigne-toi”. Il faut aller chercher la connaissance. Ce qui manque, c’est la compréhension de l’autre. »

— Aziz Farès, journaliste, écrivain et animateur

Un conte, un poème, un roman… Pour Lilyane Rachédi, qui a participé au développement de plusieurs outils de médiation interculturelle, on peut utiliser les livres pour engager la discussion et aborder des questions délicates. « La littérature n’est pas menaçante, elle permet d’aller plus en profondeur dans l’expérience humaine, de sensibiliser les gens à leurs différences et à leurs ressemblances. »

Abattre les murs

Encore faut-il s’ouvrir à toutes les littératures. Or au Québec, la littérature francophone dont on parle le plus souvent est encore très blanche de souche. On connaît peu ou pas les écrivains issus des pays du Maghreb qui vivent pourtant au Québec depuis 10, 20 ou 30 ans. Ou qui, comme Ouanessa Younsi, fille d’un père algérien et d’une mère québécoise, sont carrément nés ici. Quel est le problème ?

« On a tous un biais inconscient. On reste toujours dans le même jardin. Ça prend des passeurs, de l’accompagnement. »

— Ouanessa Younsi, qui a été finaliste au Prix de poésie Radio-Canada l’an dernier

Pour sa thèse de doctorat L’écriture comme espace d’insertion et de citoyenneté pour les immigrants, Lilyane Rachédi a interviewé de nombreux écrivains qui constatent que leurs livres sont noyés dans la masse. « Ils se disent aussi marginalisés à cause de la connotation étrangère de leur nom », souligne cette chercheuse à la Chaire de recherche en immigration, ethnicité et citoyenneté (CRIEC) de l’UQAM. Les diffuseurs aussi ont leur part de responsabilité. « Ils spéculent à propos des intérêts des lecteurs, ils disent : “Ils n’aimeront pas ça.” »

Un constat partagé par Yara El-Ghadban, qui a découvert un jour que son premier roman, À l’ombre de l’olivier, avait été classé dans le rayon de la littérature étrangère. « On crée des frontières invisibles et des catégories comme la littérature de l’exil, immigrante, etc., souligne la romancière qui vit à Montréal depuis 1989. Les médias donnent une légitimité à tout ça alors qu’au fond, nous sommes tous des écrivains de la francophonie. »

« Oui, je suis musulman, et après ? demande pour sa part Aziz Farès. Pourquoi mettre des étiquettes ? Moi, je ne demande pas aux gens quelle est leur religion, je fais partie de la communauté québécoise. On est piégé parce qu’on ne connaît pas l’autre. Comme disait le philosophe Mohammed Arkoun, ce n’est pas le choc des civilisations, mais le choc des ignorances. »

Des lieux d’échange

Au cours des dernières années, plusieurs initiatives ont été mises sur pied dans le but de créer des passerelles entre les différentes communautés littéraires. « Je pense qu’on assiste actuellement à une prise de conscience de la sous ou de la non-représentation de la diversité au sein du milieu artistique », note Ouanessa Younsi, qui est l’initiatrice du projet Femmes rapaillées, un recueil de poésie conçu par 41 femmes d’un peu partout au Québec. « On voulait rassembler des voix diverses, de différentes origines. Ce fut une expérience fertile dans mon cheminement. »

« Moi, j’ai l’impression que je commence à faire partie du monde littéraire grâce à mon éditeur, estime Aziz Farès, qui publie chez XYZ. Ça me permet d’être en contact avec d’autres gens, mais c’est un lent travail, il faut être encadré, soutenu. »

« Il faut créer des lieux où on peut dialoguer avec la littérature », estime pour sa part Yara El-Ghadban, qui dit ne pas aimer le terme « médiation culturelle », un mot à la mode et un peu fourre-tout, selon elle.

À l’initiative de la maison d’édition Mémoire d’encrier, la romancière a participé à la création de L’espace de la diversité, un organisme à but non lucratif qui se veut un carrefour interculturel pour les écrivains. Son implication l’a amenée à rencontrer des intervenants, des organismes subventionnaires, des écoles, des diffuseurs de partout au Québec pour parler de toutes les formes de diversité, ethnique, religieuse, sexuelle. D’autres organismes, comme l’Association culturelle Passerelle, travaillent dans le même sens. Et le milieu scolaire a un rôle crucial à jouer en proposant des œuvres qui contribueront à élargir les horizons des jeunes.

« Il y a des besoins, c’est clair, lance Yara El-Ghadban. Mais il y a tellement de richesse. Le monde entier est ici, il suffit de le reconnaître. On est assis sur un trésor. »

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