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« La loi C-36 nous met en danger »

Des travailleuses du sexe de Montréal dénoncent leurs conditions après la mort de l’une d’entre elles

Le meurtre d’une travailleuse du sexe trans, en septembre dernier, a soulevé l’émoi parmi les travailleuses du sexe à Montréal. Ces dernières dénoncent « le silence de la société face à leurs problèmes » et l’échec de la loi C-36, qui les « fragilise davantage ».

Le 18 septembre dernier, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) a découvert le corps inanimé de Sisi Thibert, dans un appartement de l’arrondissement du Sud-Ouest, à Montréal. Mme Thibert, une travailleuse du sexe trans, a été poignardée à mort chez elle avec un sabre ninja qui lui aurait appartenu, selon ce qu’a confirmé La Presse auprès de sources policières. Le suspect, Jean Edens Lindor, est un jeune homme de 24 ans qui a déjà plaidé coupable à des accusations de possession et de vente de drogues. Il a été appréhendé à Scarborough, en banlieue de Toronto, par la police de l’Ontario le 25 septembre 2017, après sept jours de fuite. Il était de retour devant le tribunal hier. Son enquête préliminaire a été fixée à l’été prochain. 

Des « morts suspectes »

Selon Sandra Wesley, directrice de Stella, un organisme qui intervient auprès des travailleuses du sexe, la mort de Sisi Thibert vient « simplement » s’ajouter à la longue liste de « morts suspectes » de travailleuses du sexe au Canada durant l’année 2017. Quelques semaines avant, une travailleuse du sexe inuite, Siasi Tullaugak, avait été retrouvée morte à Montréal. L’enquête policière avait conclu à un suicide. Depuis, elle a été rouverte sous la pression des organismes communautaires. Le SPVM indique que l’enquête n’a « jamais été fermée ».

Mme Wesley a aussi critiqué le « silence de la société devant la violence subie par les travailleuses du sexe ». 

« Cela arrive parce que notre société tolère cette violence. »

— Sandra Wesley, directrice de Stella

« Quand j’ai entendu que Sisi Thibert s’était fait tuer, je me suis dit que ça aurait pu être moi. J’étais complètement bouleversée », a dit Aoife, une travailleuse du sexe trans montréalaise qui préfère s’identifier par son nom de travail. Aoife indique que la mort de Sisi Thibert a bouleversé toute sa communauté. « Toutes les travailleuses du sexe de Montréal sont en deuil maintenant, en particulier les femmes trans. »

Elle accuse la loi C-36 d’avoir fragilisé les travailleuses du sexe. « Cette loi continue à nous mettre en danger. » « Les bordels sont illégaux, donc les travailleuses du sexe doivent recevoir des clients chez elles ou aller chez le client, sans sécurité, a-t-elle dit. Sisi Thibert a reçu un client chez elle et il l’a tuée. Dans un bordel, il y a de la sécurité, il y a d’autres femmes et aussi peut-être un garde privé. »

Violence contre les personnes trans

Par ailleurs, Florence Ashley, militante pour les droits des personnes trans, affirme que « la violence envers les personnes trans est systémique et omniprésente » dans la société. Selon elle, les institutions ne font pas assez pour aider les membres de cette communauté. « Je ne nie pas que des efforts soient faits. Toutefois, ces efforts demeurent encore trop souvent l’exception », a-t-elle dit.

Anaïs, qui est également une travailleuse du sexe trans, affirme qu’elle est très souvent victime de « discrimination » de la part des policiers à Montréal. « Moi, j’ai plein de choses à dire de la police depuis que je suis travailleuse du sexe, a-t-elle dit. J’ai eu des policiers qui m’appelaient par leurs mégaphones, à deux heures du matin, parce que je me trouvais seule sur la rue. “Va te coucher”, me lançaient-ils. “On t’a vue, on ne veut plus te voir par ici.” »

Interrogé à ce sujet par La Presse, le SPVM indique avoir de bons contacts avec les organismes communautaires qui interviennent auprès des travailleuses du sexe et qu’aucune plainte concernant un tel incident n’a été déposée contre ses agents.

Une loi qui « ne protège pas »

Selon plusieurs travailleuses du sexe rencontrées par La Presse, la loi C-36 est en partie responsable de la précarité de leurs conditions économiques.

En novembre 2014, le gouvernement conservateur de Stephen Harper a adopté cette loi qui interdit l’achat de services sexuels. Elle déclare criminelle l’obtention de services sexuels moyennant rétribution et incrimine uniquement les clients.

Cette nouvelle mesure a fait baisser le nombre de clients des travailleuses du sexe, selon Sandra Wesley. « Il faut vraiment de la motivation. C’est devenu de plus en plus difficile pour les femmes dans ce milieu de trouver un client et de maintenir un niveau de revenu », a-t-elle dit.

Mme Wesley explique que cette difficulté d’attirer la clientèle a « poussé les travailleuses du sexe à prendre plus de risques et à accepter des clients plus douteux ». 

« On fait le sacrifice de notre sécurité pour un meilleur revenu, car on a des factures à payer. C’est même illégal d’avoir un ami ou un chauffeur pour assurer notre sécurité. La loi est faite pour nous isoler. »

— Sandra Wesley, travailleuse du sexe

À l’isolement s’ajoute aussi le manque de confiance envers les autorités policières, précise Sandra Wesley. « Une travailleuse du sexe aura peur d’appeler la police pour l’aider si elle se trouve dans une situation dangereuse, a-t-elle dit. Elle sait qu’elle risque de perdre son logement. On appelle la police en dernier recours. »

Au milieu de la peur qui les ronge, les personnes trans, dont les travailleuses du sexe, disent espérer qu’un jour, le monde les acceptera comme des personnes qui « veulent simplement vivre en harmonie avec leur corps ». Aoife affirme qu’elle a choisi de garder l’espoir bien qu’elle soit encore en colère. « Nous sommes en colère parce que les lois injustes comme C-36 ont contribué à la mort de Sisi Thibert. Nous sommes en colère, mais on veut changer le monde pour qu’aucune personne trans ou travailleuse du sexe ne soit tuée dans le futur. »

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