Chronique Le centenaire du génocide arménien

Cent ans de déni

Le 24 avril 1915 est un jour funeste pour les Arméniens. Ce jour-là, à Constantinople, le coup d’envoi du premier génocide du XXe siècle est donné par une rafle de l’élite arménienne. En quelques jours, plus de 2000 intellectuels et notables sont jetés en prison. La majorité d’entre eux sont assassinés. Un plan concerté d’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman est mis en œuvre par le gouvernement jeune-turc. Bilan : entre 1,2 et 1,5 million de victimes. Les survivants seront condamnés à l’exil, sans possibilité de retour.

Comme je l’ai raconté dans ces pages, mon grand-père maternel, né à Mardin, mort à Montréal, était un survivant de ce génocide toujours nié par la Turquie (1). Son père et son frère ont été assassinés en 1915, comme 90 % des chrétiens de sa ville natale. Pourquoi ? Parce qu’ils étaient arméniens et que les Arméniens, comme d’autres minorités chrétiennes d’Anatolie, avaient été désignés comme des boucs émissaires. L’organisation nationaliste des Jeunes-Turcs avait décidé qu’ils étaient responsables du déclin de l’Empire ottoman. La haine des chrétiens dans l’empire, un peu comme la haine des Juifs en Allemagne, a été utilisée comme un ciment du mouvement nationaliste. On a fait d’eux des « ennemis de l’intérieur ». On a construit une opposition entre « nous », les victimes innocentes, et « eux », les traîtres… Un procédé qui sera utilisé par la suite par d’autres bourreaux pour légitimer d’autres crimes contre l’humanité.

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De cette histoire tragique, je ne connaissais que des bribes avant de me rendre pour la première fois dans la ville natale de mon grand-père, située dans le sud de la Turquie, à 40 km de la frontière syrienne. À l’occasion du centenaire de ce génocide, j’ai ouvert le tiroir de cette mémoire trouée. Je l’ai fait avec appréhension, sans savoir ce que j’y trouverais. Il y a de ces tiroirs macabres que l’on n’a pas nécessairement envie d’ouvrir.

Je suis finalement heureuse de l’avoir fait. Heureuse d’avoir pu me réapproprier une petite partie de cette histoire tragique, qui est aussi une histoire de courage, d’exil et de recommencement. Émue aussi de voir, en lisant l’abondant courrier que cela m’a valu, qu’un sujet a priori lointain et rébarbatif a suscité autant d’intérêt.

En ce 24 avril 2015, j’aurais aimé pouvoir en discuter avec mon grand-père Naïm, qui, dès 1921, du fin fond du petit bled syrien où il s’était réfugié après le génocide, était abonné à La Presse. J’aurais aimé aussi pouvoir en parler avec ma grand-mère Laurice, morte il y a deux ans, elle qui, après la mort de mon grand-père, était la gardienne de sa mémoire et de ses espoirs.

Comme bien des petits-enfants de survivants, je souhaiterais bien sûr que la Turquie reconnaisse enfin ce génocide. Le génocide des Arméniens est le seul génocide du XXe siècle pour lequel aucune réparation ni aucune reconnaissance n’ont été accordées. Cela rend le deuil impossible.

Cela dit, je ne me fais pas trop d’illusions à ce sujet. Cent ans plus tard, même devant des preuves irréfutables, même devant un consensus académique, la Turquie, entêtée dans son négationnisme, continue de fustiger quiconque ose prononcer le mot « génocide ». Quand le pape François l’a fait, il y a deux semaines, au cours d’une messe rendant hommage aux victimes du génocide arménien, Ankara a vite qualifié ses propos de « délire » et a rapatrié son ambassadeur au Vatican. Quand le Parlement européen l’a fait quelques jours plus tard, le président turc Recep Tayyip Erdogan a dit que la Turquie ne peut reconnaître « un tel péché ou un tel crime ».

Le génocide arménien est reconnu par une vingtaine de pays, dont le Canada. Barack Obama, qui avait osé parler de « génocide » arménien lors de sa campagne présidentielle en 2008 et avait même promis de le reconnaître, s’est depuis rabattu sur des mots moins compromettants comme « massacre » ou « catastrophe » afin de ménager son allié turc.

Alors que l’on commémore aujourd’hui le centenaire du génocide de 1915, la Turquie se complaît dans un état d’amnésie volontaire. Elle dit « partager les souffrances des enfants et des petits-enfants » des Arméniens tués entre 1915 et 1917. Mais elle se garde bien de préciser que ces petits-enfants sont en fait les orphelins d’un génocide soigneusement planifié par le gouvernement jeune-turc.

Après un siècle de déni, je ne suis pas de ceux qui croient que la Turquie ira au-delà de ces condoléances négationnistes. Je fonde beaucoup plus d’espoir dans le travail de mémoire et de dialogue au sein de la société civile, qui fait halte au déni tout autant qu’au repli. Et comme mon grand-père Naïm, qui ne jurait que par l’école, je crois plus que tout en l’éducation, antidote par excellence à la propagande raciste permettant à de telles horreurs d’exister et de se répéter. Meilleure façon d’éveiller les consciences, d’aiguiser l’esprit critique, de cultiver l’esprit d’ouverture et de solidarité capable de briser toutes les spirales de haine.

LE PREMIER ARMÉNIEN DU QUÉBEC

Le premier Arménien à s’être installé au Canada est Aziz Setlakwe, le grand-père du sénateur Raymond Setlakwe. Originaire de Mardin, comme mon grand-père, Aziz Setlakwe s’est d’abord installé à Disraeli en 1904. Pourquoi Disraeli ? Parce qu’il savait qu’un Syrien de Mardin du nom de Jarjour s’était établi là avant lui. Il y a fondé un commerce en 1904 et a déménagé à Thetford Mines en 1906.

Le nom de famille original d’Aziz Setlakwe était Sarafian. Le nom Setlakwe est une déformation des mots « Setta khoué », ce qui veut dire « six frères » en arabe. Aziz était le seul des six frères Sarafian à avoir échappé aux massacres de 200 000 Arméniens entre 1894 et 1896, des persécutions qui n’étaient qu’un prélude au génocide de 1915.

Avec son oncle et son père, Aziz Setlakwe s’est d’abord enfui vers Alep, puis vers Damas pour finalement s’établir au Québec en 1904. Après 1915, la famille a accueilli des parents réfugiés du génocide, dont le célèbre photographe Yousuf Karsh, qui fait partie des 100 Arméniens qui ont changé le monde selon 100 LIVES, une initiative visant à sensibiliser l’opinion publique sur les enjeux liés à la prévention des génocides.

La mère de Raymond Setlakwe était aussi une survivante arménienne de Mardin. Lors du génocide de 1915, elle a passé dix jours dans un puits avant d’être secourue par un missionnaire presbytérien. Trois de ses frères ont péri.

Né à Thetford Mines, le sénateur Raymond Setlakwe a milité toute sa vie pour la reconnaissance du génocide arménien. Il était particulièrement fier et ému lorsque le Sénat a adopté en 2002 une motion en ce sens.

PHOTOS extraites du Bulletin de la Société généalogique de la région de L’Amiante. Source : Centre d’archives de la région de Thetford.

(1) Le reportage en entier peut désormais être consulté dans une publication hors-série de La Presse+.

Les derniers survivants

Armenouhi Tenkerian Piliguian

« J’espère que ça ne va jamais se répéter. Jamais », répète, les yeux embués, Armenouhi Tenkerian Piliguian qui est née à Dörtyol, en Turquie, deux mois avant le début des massacres de 1915. Elle se rappelle la peine immense de son père. « Il avait sept sœurs. Les sept ont été tuées. » Après le génocide, son père a fait la tournée des orphelinats. Il a retrouvé deux enfants d’une de ses sœurs. Après avoir vécu en Égypte, Mme Piliguian a posé ses valises à Montréal en 1963. Son souhait ? Que les gens vivent en paix. « Travaillez fort et soyez heureux. »

Le centenaire du génocide arménien

Knar Bohdjelian-Yeminidjian

Knar Bohdjelian-Yeminidjian est née à Césarée, en Turquie. En 1915, grâce à un ami de son père, la famille a pu échapper aux massacres en se cachant dans l’étable d’un village. Mme Yeminidjian se rappelle la faim, les poux, la misère, la peur, la disparition soudaine des voisins… Après le génocide, la famille arménienne a réussi à survivre à Constantinople en prenant une identité turco-musulmane. En 1928, elle a fui vers l’Égypte. En 1971, elle s’est établie au Canada.

Le centenaire du génocide arménien

Keghetsig Zourikian Hagopian

Keghetsig Zourikian Hagopian est née en 1910 près de Constantinople. Lorsque sa mère Mariam est allée dans la capitale en 1915, on lui a dit : « Des massacres ont commencé. Ne retournez pas dans votre village. » Seule avec quatre enfants, Mariam a dû confier deux de ses filles à un orphelinat. Quand elle a su que les missionnaires comptaient les envoyer à l’étranger, elle a voulu les reprendre. Trop tard. Keghetsig était déjà à bord d’un bateau voguant vers la Grèce. À 14 ans, Keghetsig a été envoyée en Égypte pour y travailler comme servante. Elle a fait la connaissance de Nishan, un trompettiste, orphelin du génocide lui aussi. Ils se sont mariés et ont eu trois enfants. Son regard s’illumine quand elle évoque les soirées dansantes passées avec lui à Alexandrie.

Les cent ans du génocide arménien

Hrant Dedeyan

Athlète, champion cycliste, prisonnier politique, mécanicien… Hrant Dedeyan, 104 ans, semble avoir eu mille vies. Né à Constantinople, il a vécu une partie de son enfance à Smyrne. « Il va y avoir des massacres. Partez ! », ont averti des voisins turcs. La famille a fui vers la Syrie en charrette. Arrivé à Montréal à 70 ans, M. Dedeyan y a travaillé comme mécanicien. Un chic mécanicien qui portait toujours la cravate. Sauf le dimanche, jour de nœud papillon. Ses petits-enfants sont propriétaires de la boulangerie familiale Arouch, connue pour ses lahmajouns (pizzas arméniennes).

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