Biblio

Les critiques de la semaine

Parmi les parutions récentes, voici trois livres qui ont retenu l’attention de l’équipe de Lecture cette semaine.

Exploitation et violence à Bombay

Le colis
Anosh Irani
Éditions Philippe Rey
332 pages
Quatre étoiles

Madhu vit à Kamathipura, quartier rouge de Bombay où les hommes viennent assouvir leurs pulsions. Elle habite avec d’autres « hijras » : toutes sont nées dans un corps de garçon, mais avec la conviction d’être en réalité des filles. Elles ne sont pas seulement transgenres, elles ont un mode de vie bien à elles, disciples d’une gourou, à la fois protectrice et exploiteuse. En vieillissant, Madhu a laissé tomber la prostitution et s’occupe de « colis » : des fillettes vendues  – le plus souvent par leur famille  – à un bordel. Elle a convaincu une maquerelle que le processus habituel pour les soumettre  – viols et violence – pouvait mener à des pertes d’argent en rendant les gamines folles. Elle procède donc à une manipulation psychologique pour leur faire accepter leur sort. Ce travail la plonge dans de douloureux souvenirs, mais elle ne peut refuser de s’occuper de la dernière arrivée, une Népalaise de 10 ans. Anosh Irani a lui-même grandi en face de Kamathipura, avant de s’installer à Vancouver à l’âge adulte. Le colis a été finaliste pour le prix du Gouverneur général en 2016. Le sujet, dur, est traité avec beaucoup de doigté. L’auteur pose un regard sensible sur ce monde violent et cruel où l’espoir a peu de place.

— Janie Gosselin, La Presse

Extrait

« Dans le grand jeu du trafic sexuel, les participants étaient toujours les mêmes : une personne de confiance ou un membre de la famille du colis ; l’agent en charge des colis, plus communément appelé le dalal ; enfin le propriétaire du bordel. C’étaient là les constantes, un trio qui fonctionnait en parfaite harmonie, comme des étoiles alignées dans les cieux, des constellations produisant toutes le même effet : une explosion de douleur.

Pour ce colis-là, la douleur n’était encore qu’à l’état de bourgeon, une promesse des jours à venir, et personne ne savait ça mieux que Madhu. »

L’histoire sur fond d’œuvres

Falaise des fous
Patrick Grainville
Éditions du Seuil
643 pages
Trois et demie étoiles

Dans une fresque historique dépeinte sur 60 années, Patrick Grainville met au premier plan les impressionnistes et l’histoire. L’auteur brosse le portrait d’un jeune homme, Charles Guillemet, blessé en 1867 en Algérie. Installé à Étretat, en Normandie, le narrateur entreprend l’année suivante une liaison avec la femme de son voisin. Mais, surtout, événement marquant pour lui, il voit Monet peindre. Il en restera fasciné toute sa vie et ne cessera de revenir à ce personnage et à ses œuvres, avec force descriptions. Il s’intéressera aussi aux autres artistes, peintres et auteurs, inspirés par les paysages de son coin de pays. Pendant que ses amantes et sa falaise constituent la toile de fond de son existence, les événements de l’histoire se bousculent : l’affaire Dreyfus passionne et divise les Français, les automobiles font leur apparition, le Titanic coule, la Première Guerre mondiale éclate, les premiers vols d’avion promettent un monde sans frontières. Le roman s’arrête en 1927, alors qu’un peintre allemand raté suscite beaucoup d’inquiétudes. Prix Goncourt en 1976, Patrick Grainville est l’auteur de 26 romans. Il a été élu à l’Académie française le 8 mars dernier. Avec Falaise des fous, le romancier signe, dans un style passionné et grandiose, le tableau d’une époque.

— Janie Gosselin, La Presse

Extrait

« Je sais que ces images sont mortes. Pourtant, ce qui a vécu vit-il encore et comment ? Il me semble parfois qu’un sortilège pourrait lever le voile d’un lieu et révéler toutes les strates du temps en un défilé de scènes merveilleuses. Rien n’est peut-être jamais perdu. Tout est peut-être hallucinatoire, comme les Falaises, les Meules, les Gares, les Cathédrales, oui, les grands Nymphéas de Monet. Tout serait vivant, visionnaire à jamais. »

Sur la route des ancêtres roms

Courtepointe
Theresa Kishkan
Marchand de feuilles
206 pages
Trois étoiles

Patrin a reçu son prénom de sa grand-mère paternelle : ce mot ancien du langage des Roms désigne des repères faits de feuillages ou de brindilles. Des feuilles d’arbres ornent aussi la vieille courtepointe héritée à la mort de son aïeule. Autant de signes pour la guider vers l’histoire taboue de sa famille. La couverture, assemblée par son arrière-grand-mère, est un des objets gardés par sa grand-mère après avoir été reniée par ses parents pour être tombée amoureuse d’un non-Rom sur le bateau les emmenant de l’Europe centrale au Canada. L’histoire se déroule dans les années 70, alternant entre la période où, après la mort de son père, en 1973, Patrin entreprend un premier voyage en Europe et celle où elle reçoit la vieille courtepointe, en 1978, la poussant à repartir sur les traces de ses ancêtres. En 1979, dans une Tchécoslovaquie communiste et fermée, elle tente de remonter la piste de ses origines, aidée par un jeune homme. L’écriture de Theresa Kishkan, délicate et poétique, transporte le lecteur à une autre époque dans un rythme agréablement lent. Le roman aborde les difficultés des peuples roms. Il évoque aussi la soif de savoir d’où l’on vient.

— Janie Gosselin, La Presse

Extrait

« La courtepointe était étalée sur mon lit, et il m’arrivait, le matin, de m’asseoir à la petite table avec une tasse de café pour coudre sur place. Je raccommodais des feuilles que mon arrière-grand-mère avait créées sur des carrés de lin ; une femme rom, près d’un siècle auparavant, dans un pays que je n’avais jamais vu, entourée d’enfants dont l’une était ma grand-mère et les autres, des grands-tantes et grands-oncles que je n’avais pas connus. Quelque part, un cheval en appelait un autre. La pluie tombait sur la roulotte et ruisselait des arbres. Le feu grésillait. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.