Le rôle essentiel de la santé publique

La pandémie a révélé le rôle primordial de la santé publique dans la gestion d’une crise sanitaire. Certains s’inquiètent de la cohérence des décisions et des recommandations de la santé publique et de la possibilité d’interférences politiques. D’autres remettent en question le modèle québécois de santé publique et le rôle central du directeur national au sein du ministère de la Santé et des Services sociaux et du gouvernement. Pour apprécier le travail de la santé publique, il faut bien comprendre la nature de cette discipline et les objectifs du modèle implanté au Québec.

La santé publique est une discipline complexe. Contrairement aux autres disciplines médicales, elle doit considérer un problème de santé non pas chez un individu malade, mais chez l’ensemble de la population. Elle doit examiner un problème en le situant parmi tous les enjeux de santé touchant la population. Par exemple, bien que le port obligatoire du casque de vélo soit efficace pour réduire les traumatismes crâniens et la mortalité par accident, cette mesure entraîne aussi une réduction significative de la pratique du vélo comme activité physique. Le surplus de mortalité cardiovasculaire induit est même supérieur à la réduction des décès par accidents de vélo. Une mesure en apparence efficace s’avère ainsi inappropriée à l’analyse de la santé publique.

L’autre enjeu à considérer en santé publique est la praticabilité d’une recommandation. Une mesure pourtant éprouvée ne pourra être appuyée que si elle peut être appliquée, compte tenu de la disponibilité du personnel, des équipements et du financement. L’acceptabilité sociale est aussi à prendre en compte, car l’adhésion de la population visée est essentielle pour assurer l’efficacité d’une mesure de santé publique. La fluoration de l’eau potable est une illustration flagrante de cette composante. Cette mesure, pourtant bien documentée en termes d’efficacité à réduire la carie dentaire chez les enfants, et facilement mise en œuvre dans de nombreux endroits au Canada, aux États-Unis et en Europe, a fait l’objet d’une farouche résistance au Québec. Elle n’est donc plus soutenue ici par la santé publique, vu sa faible acceptabilité sociale.

Alors que l’efficacité d’un traitement individuel est souvent appuyée par des études cliniques solides sur le plan méthodologique, il n’en va pas toujours de même lorsqu’on s’intéresse à une mesure de santé publique et à son impact populationnel.

À l’exception des vaccins, on peut rarement utiliser un protocole expérimental à l’échelle d’une population. Il est en effet impossible d’assigner des sujets de façon aléatoire à un groupe expérimental qui reçoit l’intervention et un groupe témoin. Il faut se rabattre sur des méthodes moins robustes dont les résultats sont plus discutables. L’environnement et la population du contexte expérimental est alors une limite importante à l’applicabilité de l’étude à notre situation québécoise.

La pandémie actuelle fournit plusieurs exemples de la complexité des décisions en santé publique. Le port du masque n’a pas été recommandé par la santé publique en début de pandémie. D’une part, les preuves scientifiques de son utilité n’étaient pas, à l’époque, bien documentées. On aurait pu quand même le recommander en se basant sur le principe de précaution, mais l’applicabilité était difficile vu les stocks disponibles. On a donc dû insister sur les autres mesures barrières comme la distanciation et le lavage des mains. En cours de pandémie, les preuves scientifiques de l’efficacité du masque d’intervention sont devenues probantes et les stocks ont été plus disponibles, d’où la recommandation de les utiliser.

Autre exemple : les tests de dépistage rapide. Ces tests ont des limites importantes quant à leur sensibilité à détecter le virus. Dans un contexte d’absence de symptômes et d’une transmission communautaire faible, la valeur d’un test négatif est très discutable, ce qui limite leur utilité. Il y a trop de faux négatifs, ce qui peut créer une fausse sécurité. En revanche, chez des personnes symptomatiques ou lors d’une éclosion ou d’une flambée communautaire comme c’est le cas avec le variant Omicron, ils deviennent plus utiles. Le nombre de faux négatifs devient négligeable par rapport aux cas positifs identifiés. La recommandation de la santé publique a donc changé, car le contexte a changé, ce qui a influencé la performance du test.

La santé publique est donc une discipline complexe par ce mélange de sciences médicales et sociales. La santé publique, bien que s’appuyant sur la science, doit aussi prendre en compte des considérations politiques qui parfois deviennent prépondérantes.

Et je ne parle pas ici de politique partisane, mais du contexte social et des relations de pouvoir dans la société. Cela explique parfois les divergences de points de vue avec les experts spécialisés en maladies infectieuses, en environnement ou en épidémiologie qui ne considèrent souvent qu’un aspect plus restreint du problème.

Le Québec a été à l’avant-garde du développement de la santé publique au Canada et à travers le monde. Sous l’impulsion du DJean Rochon, le Québec s’est doté d’un Institut national de santé publique qui concentre l’expertise en ce domaine, et ce, bien avant la création de l’Agence de la santé publique du Canada. Le Québec a aussi une organisation exécutive de santé publique sous la forme d’une direction nationale et de directions régionales. Le directeur national de santé publique est un sous-ministre au sein du gouvernement, ce qui lui confère un rôle important dans le processus décisionnel. La Loi sur la santé publique lui attribue des pouvoirs très importants qui vont même au-delà des pouvoirs habituels d’un ministre ou du gouvernement : traitement ou vaccination obligatoire, évacuation ou confinement d’une population à risque, arrêt d’utilisation d’un réseau d’aqueduc, etc.

Dans la gestion de la pandémie au Québec, le DHoracio Arruda a joué un rôle prépondérant en étant au cœur des décisions du gouvernement.

Son rôle ne se limitait pas à donner un avis, mais il participait au processus décisionnel en ayant toutes les données quant à la faisabilité d’une mesure et à son éventuelle acceptabilité sociale.

Cela est un avantage important qui confère à la santé publique un rôle crucial dans la gestion des crises sanitaires. Ses homologues des autres provinces et des autres pays aimeraient sans doute avoir un tel pouvoir, mais ils sont souvent relégués au rôle d’experts sans prise réelle sur les décisions. Cette situation peut être extrêmement inconfortable lorsque les décisions politiques divergent des recommandations, comme ce fut le cas pour le DAnthony Fauci aux États-Unis et pour certains médecins-chefs des autres provinces canadiennes. Le DArruda, lui, participait aux décisions en ayant tous les leviers pour apprécier les considérations politiques sous-jacentes. Il les soutenait et les expliquait sur la même tribune que les autorités gouvernementales. Ce qui pouvait être interprété comme des revirements ou des hésitations était en fait lié à l’évolution rapide des connaissances scientifiques et du contexte.

Nous avons confié à la santé publique au Québec un rôle actif important dans le processus décisionnel de l’État. C’est un avantage certain pour la santé publique et un acquis crucial pour la population.

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