SOCIÉTÉ PORN STUDIES

LA PORNO À L’UNIVERSITÉ

L’impact de la pornographie sur le comportement est un sujet d'étude connu. De plus en plus d’universitaires poussent désormais leurs investigations et cherchent le sens profond des œuvres XXX.

En mars dernier, un éditeur sérieux de revues savantes a lancé un nouveau magazine. Son titre peut faire sourciller : Porn Studies. Les universitaires ne vivent pas dans une tour d’ivoire déconnectés de la réalité, ils savent que l’internet regorge de millions de sites pornographiques. Des esprits plus culottés que d’autres se sont alors engagés dans un projet fascinant et controversé : décortiquer les images et les films sexuellement explicites.

« Qu’on le veuille ou non, la pornographie existe, établit Julie Lavigne, historienne de l’art rattachée au département de sexologie de l’UQAM. Est-ce un sujet d’étude légitime ? Ça fait partie de notre culture visuelle. » Elle estime qu’il faut se pencher sur la porno pour comprendre ce qu’elle transmet, comment elle opère et essayer d’en comprendre la structure narrative. « Même si on a l’impression qu’il n’y en a pas, glisse-t-elle en laissant échapper un rire, il y en a quand même une. »

Julie Lavigne s’est notamment penchée sur les codes de la pornographie pour prendre la mesure d’œuvres d’artistes et d’activistes féministes comme Pipilotti Rist et Annie Sprinkle. Ses recherches ont fait l’objet d’un essai touffu intitulé La traversée de la pornographie – Politique et érotisme dans l’art féministe, qui creuse notamment avec acuité les notions d’érotisme et de pornographie.

« Très souvent, la distinction entre érotisme et pornographie repose sur un jugement de valeur ou sur le type de sexualité représenté », observe-t-elle. Sans compter que ce qui est jugé pornographique change selon les lieux et les époques. Il lui fallait trouver une manière plus objective de faire la part des choses pour analyser les œuvres qu’elle avait choisies, puisque celles-ci travaillaient précisément sur la frontière entre ces deux univers et la rendaient « poreuse ».

LA PIONNIÈRE

Ce n’est pas d’hier que des universitaires se penchent sur la porno autrement que pour en évaluer les impacts réels ou supposés sur ses consommateurs. L’une des œuvres fondatrices des études pornogra-phiques, Hard Core : Power, Pleasure and the « Frenzy of the Visible », de Linda Williams, a été publiée en 1989. Spécialiste du cinéma et féministe, elle fut l’une des premières à porter un regard critique sur la mécanique du cinéma pornographique.

Julie Lavigne aime d’ailleurs beaucoup la description du scénario porno typique décrit par Linda Williams.

« Elle fait l’analogie avec la structure des films musicaux : la minceur de la trame narrative est la même, plutôt que des numéros dansés, ce sont des numéros sexuels qui, eux aussi, ont leur propre déroulement narratif. »

— Julie Lavigne, historienne de l’art attachée au département de sexologie de l’UQAM

Installées graduellement dans le monde anglo-saxon depuis le tournant des années 90, les études pornographiques gagnent maintenant les cercles académiques francophones. Les publications d’Introduction aux porn studies de François-Ronan Dubois et Le discours pornographique de Marie-Anne Paveau ne sont d’ailleurs pas passées inaperçues en France ces derniers mois.

Il en est de même pour le lancement de la revue Porn Studies. Des mois avant la parution du premier numéro, sa publication a suscité la controverse. Des féministes anti-pornographie, l’universitaire américaine Gail Dines en tête, ont lancé une pétition dénonçant la composition du comité de rédaction jugé pro-pornographie. Ses partisans et elle s’inquiétaient de l’absence de regard critique sur l’industrie.

L’essence même des porn studies, qui sont très nourries par le féminisme, est justement de poser un regard critique sur cette culture de masse et ses déclinaisons plus alternatives, affirme toutefois Julie Lavigne. « Je suis très critique de la pornographie mainstream dans mon livre, fait-elle valoir. Le fait de se pencher sur ce sujet ne fait pas qu’on soit pour ou contre. »

ÉTHIQUE DE LA PORNO

Rebecca Sullivan, de l’Université de Calgary, raconte s’être justement intéressée à la pornographie pour l’aborder sous un angle critique. « La sexualité semble jouer un rôle important dans l’expression de notre identité publique », remarque-t-elle. Pourtant, les manières d’envisager et de discourir sur la sexualité et ses représentations étaient « très faibles », selon elle.

Elle a abordé la porno en cherchant à comprendre ses modèles, ses normes et à voir comment ses cadres « hétérosexistes et sexistes nourrissent l’oppression sexuelle qu’on veut déconstruire ».

« Il faut être capable d’identifier la porno qui constitue une forme de violence envers les femmes et dire ça, ça ne va pas, et voici pourquoi. » Rebecca Sullivan de l’Université de Calgary

Or, il faut aussi savoir, selon elle, « où et comment la pornographie peut être incroyablement libératrice, radicale et magnifiquement révolutionnaire et où l’on retrouve toujours les mêmes cochonneries… ».

Dans son cours prosaïquement intitulé Pornography, Rebecca Sullivan réfléchit à toute la chaîne de production de la pornographie, du contenu à sa consommation, en passant par les conditions de travail des « performeurs ». « Y a-t-il des différences réelles entre la porno mainstream et la porno queer, dans les œuvres elles-mêmes, qui rendent cette représentation du sexe anal correcte, mais pas celle-là ? Si oui, comment en parle-t-on ? Ce n’est pas différent de ce qu’on ferait avec n’importe quel autre objet culturel, mais ce l’est, parce que de vrais corps sont en jeu ici », précise la professeure, qui publiera bientôt un essai intitulé Pornography : Agency, Structures and Performance.

En étudiant The Sluts & Goddesses Video Workshop or How to Be a Sex Goddess in 101 Easy Steps d’Annie Sprinkle à la lumière des codes de la porno traditionnelle, Julie Lavigne démontre combien l’activiste, pédagogue et ex-actrice porno met ces codes « complètement en échec ». « Ils sont parodiés, critiqués, mais pas rejetés, l’œuvre d’Annie Sprinkle est provocatrice et éducative, soutient-elle. Il y a de l’ironie, du sarcasme et de la parodie, mais l’objectif est aussi d’améliorer la sexualité des femmes. »

Rebecca Sullivan explique en outre que, pour bien des gens faisant partie de minorités sexuelles ou ayant des pratiques marginales, la pornographie peut avoir quelque chose de libérateur. Elle donne l’exemple d’une personne transgenre qui voit de la porno trans, faite par des transgenres et qui aborde cet enjeu-là. S’intéresser au contenu des œuvres pornographiques, leurs visées et leurs conditions de production, c’est selon elle permettre aux gens de les aborder avec discernement et de faire des choix éclairés. Éthiques, même.

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