De plus en plus de parents québécois font le choix de l’école à la maison. Combien sont-ils ? Deux mille, trois mille ? Difficile à dire. Beaucoup préfèrent ne pas le déclarer pour ne pas avoir à rendre des comptes à leur commission scolaire. Mais cette situation est sur le point de changer.
Pour prévenir les cas de négligence, harmoniser les pratiques d’une commission scolaire à l’autre et serrer la vis aux écoles religieuses illégales, Québec a renforcé son contrôle sur cet enseignement.
Le projet de loi 144 modifiant la Loi sur l’instruction publique a été adopté en novembre dernier. Reste à finaliser la nouvelle réglementation, qui entrera en vigueur le 1er juillet. La Presse a pu constater que cela suscite autant d’espoir que de crainte. Des parents éducateurs, qui se disent victimes d’abus des commissions scolaires, se réjouissent à l’idée d’avoir un meilleur soutien. D’autres, comme Amélie Delage, Mélanie Camirand, Noémi Berlus et leurs conjoints, songent à quitter le Québec.
apprendre au gré de ses envies
Petit matin de semaine. Les trois enfants d’Amélie Delage n’ont pas pris le chemin de l’école. Ils n’ont pas préparé leur sac à dos. Ni leur boîte à lunch. Ils sont restés à la maison dans le quartier Hochelaga. Au programme : cours de violon pour Léonard le matin, français pour les jumeaux l’après-midi, jeux libres au parc pour Félix.
13 h 30. Installés à l’entrée du café Falco, dans le Mile-End, sur une longue table commune, Léonard et Élias, 10 ans, se concentrent sur les exercices d’orthographe préparés par leur mère. Félix, 6 ans, joue dehors, pas très loin, avec Le Lion et la Souris, un organisme communautaire.
« On est presque capables d’écrire sans fautes. Ça s’en vient, lance Élias, enthousiaste.
— C’est quoi, ta matière préférée ?
— Ma matière ? demande-t-il, interloqué. Tu veux dire français ou maths ? Français. Mais j’aime tout. »
Léonard et Élias n’ont jamais mis les pieds à l’école. Pas plus que leur petit frère Félix. Ils apprennent au gré de leurs envies et de leur curiosité. Ce sont des « unschoolers », comme on dit en anglais. En vacances toute l’année !
« Les deux plus vieux lisent super bien », assure leur mère, 36 ans, étudiante au doctorat en science politique, dont le conjoint est professeur de cégep. « Je ne leur ai pas montré à lire. Je lis avec eux. Je continue à leur montrer des choses comme parler, marcher, manger. »
« Dès qu’ils ont un intérêt pour quelque chose, on creuse. Ce sont des enfants très autonomes. Ils n’ont jamais eu de notions d’échec. Et n’ont donc pas cette peur. »
— Amélie Delage
Une semaine type
À quoi ressemble une semaine dans la vie de ces garçons ?
Lundi et vendredi : ils vont avec leur mère au centre communautaire Communidée, dans Saint-Henri, un lieu de rencontre pour les parents éducateurs et leurs enfants qui offre des cours de courtepointe, d’échecs, de dessin ou de musique. Géré par des parents bénévoles, ce centre est ouvert cinq jours par semaine et compte 55 familles membres. On peut s’y faire à manger, lire, jouer à des jeux de société, parler et échanger.
Mardi : « On ne fait rien ! »
Mercredi : journée de ski à Bromont, l’hiver.
Jeudi : à 9 h 30, Élias a son cours de violon. En après-midi, Félix joue avec le Lion et la Souris. Pendant ce temps, les deux plus vieux vont au café avec leur mère faire quelques exercices de français. Le soir, Élias et Félix font de l’aïkido.
Samedi : Léonard fait du judo.
Dimanche : les trois sont inscrits au programme Coyote, à Kahnawake. « C’est comme les scouts, sans le côté religieux et militaire », explique Amélie.
Objectif des parents : que les garçons maîtrisent le français, l’anglais et les notions de base de l’arithmétique à 14 ans, et qu’ils puissent aller à l’université plus tard.
« — Quel est le principal avantage de faire l’école à la maison ?
— Développer l’autonomie, le sens critique et la créativité, répond Amélie. On se remet souvent en question, comme parents, mais ça fonctionne bien. J’ai appris tellement depuis que je fais ça. Je vis des moments privilégiés. C’est super le fun. Et, honnêtement, on ne se prive de rien. Je ne pourrais jamais faire du ski le samedi et le dimanche avec mes enfants. Ça serait inaccessible. Mais sur semaine, ça me coûte 100 $ par billet de saison. »
SOUS LE RADAR
Avec l’entrée en vigueur de la nouvelle réglementation, la vie de plusieurs enfants scolarisés à la maison risque toutefois de changer.
Les fonctionnaires du ministère de l’Éducation pourront comparer les listes d’enfants qui ont une carte d’assurance maladie avec celles de ceux qui ont un code permanent, afin de cibler les enfants qui ne sont pas inscrits dans une école. On saura alors combien d’enfants sont scolarisés à la maison. Ceux qui sont déclarés. Et ceux, sans doute encore plus nombreux, qui ne le sont pas.
La commission scolaire entrera en contact avec les parents des enfants non inscrits dans le réseau scolaire, pour les informer de leurs droits et de leurs obligations. Les familles devront soumettre un projet d’apprentissage, le faire approuver et le mettre en œuvre. Celles qui refuseront de se conformer feront l’objet d’une plainte à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).
« On va voir comment ça va se passer », dit Amélie, qui a vécu 10 ans à Toronto avec son conjoint et aimerait bien y retourner. « Si ça devient invivable, on va déménager. » En Ontario, les familles éducatrices ne sont pas embêtées par le gouvernement. En Colombie-Britannique, elles bénéficient même d’un soutien financier de l’État.
LE VILLAGE
Autre adepte de l’« unschooling », Noémi Barlus, 42 ans, est conseillère en gestion à temps partiel et présidente de l’Association québécoise pour l’éducation à domicile (AQED). Son mari est professeur de littérature française au cégep.
Noémi fait l’école à ses deux enfants, Léo, 11 ans, et Élie, 7 ans. Ou plutôt, elle ne fait pas l’école.
« Au début, raconte-t-elle, avec Léo, j’ai essayé de suivre le programme scolaire. Même d’en faire plus. Il apprenait très vite, mais il n’était pas heureux. Pas plus heureux qu’à l’école qu’il a fréquentée pendant deux ans. »
Dans sa famille, ajoute Noémi, il y a des problèmes de santé mentale. « Mon frère pétait des scores de douance quand il était jeune, dit-elle. Mais il a fini son secondaire avec une moyenne de 65 %. Il a recommencé son cégep six fois et ne l’a jamais fini. »
Léo, aussi, est une bolle. Une bolle non évaluée. Depuis deux ans, il ne suit aucun programme scolaire. « Au début, il ne faisait rien de ses journées. Mon anxiété montait… Mais j’ai appris à être patiente », confie sa mère.
La sœur de Léo, Élie, accuse un léger retard en lecture et en écriture par rapport aux enfants de son âge. Mais sa mère est convaincue qu’elle va apprendre d’ici un an.
« On est dans une communauté où c’est cool d’apprendre. Avant, je pensais que ceux qui faisaient du “unschooling” étaient des irresponsables. Mais ça marche. »
— Noémi Barlus
« Les enfants se développent quand on les laisse tranquilles, qu’on leur donne de l’amour, de l’encouragement et du soutien. On dit que ça prend un village pour élever un enfant. J’ai mon village. »
Selon Christine Brabant, professeure adjointe à la faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et coprésidente du comité qui prépare le futur règlement sur l’école à la maison, les groupes de soutien, comme le centre communautaire Communidée, sont très importants. « C’est une condition sine qua non à la réussite du projet éducatif », affirme-t-elle.
inculquer la passion de l’apprentissage
Plus conservateurs dans leur approche, Mélanie Camirand et son mari habitent à Murdochville, en Gaspésie. Mais comme d’autres parents éducateurs, ils songent à quitter le Québec. « On veut déménager à l’Île-du-Prince-Édouard pour y faire de la permaculture, de l’agriculture intelligente, en famille », précise la mère de famille.
Leurs trois enfants, Isaac, 8 ans, lauréat d’un Prix du Gouverneur général en 2017, Rebecca, 17 ans, et Marianne, 18 ans, sont tous scolarisés à la maison. Rebecca et Marianne vont passer des examens du ministère sous peu pour obtenir l’équivalent d’un diplôme d’études secondaires et pouvoir aller au cégep en septembre prochain, à Gaspé.
« L’Île-du-Prince-Édouard est une des provinces les plus souples en matière d’école à la maison, au Canada, avec la Nouvelle-Écosse », précise Mme Camirand, dont le mari travaille au centre d’appels de la Société de l’assurance automobile du Québec.
« — Pourquoi avoir opté pour l’école à la maison ?
— Je m’ennuyais, enfant, à l’école, répond-elle. Je n’étais pas assez stimulée. Il me semble qu’on peut en faire plus à la maison. J’aime la latitude que ça m’offre. Je trouve aussi que ça permet d’inculquer la passion de l’apprentissage. »
Mme Camirand connaît deux familles qui instruisent leurs enfants et qui ont décidé d’aller vivre à l’Île-du-Prince-Édouard. La première a déménagé en novembre. L’autre part dans un mois.
« Ce n’est pas l’entrée en vigueur de la loi, en juillet, qui m’inquiète, note Mme Camirand. J’ai confiance dans le ministre [Sébastien] Proulx. Il comprend l’essence de l’école à la maison. Mais on ne sait pas ce qui va arriver par la suite. La CAQ, par exemple, s’est prononcée contre cet enseignement. »
En attendant de voir comment la situation va évoluer, le « grand dévoilement », comme dit Christine Brabant, aura lieu dans quelques mois. « On va enfin arrêter de spéculer sur le nombre d’enfants scolarisés à la maison. On saura précisément combien ils sont. »
Harmoniser les pratiques
La nouvelle réglementation va avoir comme effet positif d’harmoniser les pratiques en matière d’école à la maison au Québec. Actuellement, les normes diffèrent beaucoup d’une commission scolaire à l’autre. Certaines assurent un suivi et offrent du soutien aux parents ; d’autres, pas du tout. « Dans beaucoup de cas, la commission scolaire, c’est la police du programme », affirme Noémi Berlus, présidente de l’Association québécoise pour l’éducation à domicile.