Chronique

Nantel n’est pas Deschamps

Guy Nantel a eu une bonne idée. Démontrer, exemples à l’appui, à quel point une blague peut difficilement être comprise et interprétée hors de son contexte. Dans le cadre de son plus récent vox pop, l’humoriste a recyclé des extraits de vieux gags d’Yvon Deschamps, qu’il a présentés à des quidams comme des blagues récentes d’humoristes comme Jean-François Mercier, Mariana Mazza ou Peter MacLeod.

À première vue, les extraits donnent l’impression de propager des préjugés homophobes, antisémites ou racistes. Nantel met par exemple dans la bouche de Mike Ward cette blague sur une jeune femme handicapée : « Le docteur m’a annoncé que ma fille, c’est une mentale. L’autre jour, j’ai dit à ma fille : “Écoute-moi ben, la grosse. Papa, il le sait, que t’es laide pis que t’es épaisse, mais tu devrais être contente, amanchée de même, tu peux pas être pire, tu peux juste t’améliorer.” »

La réaction des quidams à ces extraits livrés hors contexte, sans indice sur l’intention comique, n’est pas étonnante : c’est « inacceptable », « raciste », « antisémite », « disgracieux », disent-ils à tour de rôle. À une autre époque, celle du grand Yvon Deschamps, on n’aurait pas dit ce genre de choses, ajoutent certains d’entre eux. Ils tombent naturellement des nues lorsque Nantel, au terme de l’exercice, leur annonce que ce sont des blagues du répertoire du vénérable humoriste.

L’idée, je le répète, est bonne. Elle suscite toutes sortes de réflexions. Sommes-nous moins permissifs avec les humoristes aujourd’hui que nous l’étions hier ? Dans quelle mesure la réputation d’un artiste influence-t-elle notre appréciation de son art ? À quel point sommes-nous guidés par nos préjugés ? Quel père, en 2019, utiliserait le terme « mentale » pour désigner sa fille ?

La démonstration de Guy Nantel présente cependant bien des limites. Tous les humoristes ne pratiquent pas leur art de la même façon. Ils ne sont pas interchangeables. On n’interprète pas une blague de Manal Drissi comme on interprète une blague de Peter MacLeod. 

Lorsqu’il est question d’humour, non seulement on ne peut faire abstraction du contexte, mais on ne peut faire abstraction de l’auteur. Ce n’est pas une simple question de prétendus préjugés envers les humoristes d’aujourd’hui, comme le laisse entendre Guy Nantel.

Qui est le messager ? D’où vient la blague ? Quelle est son intention ? Si c’est Hassan Minaj ou Adib Alkhalidey qui se moque des musulmans, ce n’est pas la même chose que si c’est Guy Nantel ou Gad Elmaleh. Un humoriste juif peut se permettre bien des blagues sur les Juifs, sous le couvert de l’autodérision. Dieudonné ? Moins…

Ce qui ne veut pas dire que seuls les Noirs peuvent rire des Noirs et qu’il faut être une femme pour ironiser sur les femmes. Si vous croyez qu’aujourd’hui « on ne peut plus rire de rien », écoutez quelques numéros de stand-up de Bill Burr, de Dave Chappelle ou de Stewart Lee, et vous m’en donnerez des nouvelles.

Certes, les blagues de mononcles, par définition au premier degré, sur les « tapettes », les « nègres » ou les « femmes qui conduisent donc mal » ne passent plus comme une lettre à la poste. Eddy Murphy, Andrew « Dice » Clay et Michel Leeb auraient plus de mal à livrer certains de leurs numéros des années 80. Cela ne relève pas tant de la censure que de l’évolution des mœurs.

Certaines blagues d’Yvon Deschamps ont peut-être mal vieilli. Si l’on passait tout son répertoire au peigne fin, on y trouverait sans doute à redire. Mais Yvon Deschamps était un maître de l’ironie, du sarcasme et du second degré. 

Il jouait sur scène des personnages de racistes, de machistes et d’abrutis. Il s’en servait pour faire entendre le contraire de ce qu’il exprimait (la définition même de l’ironie). Pour dénoncer l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie. Et la plupart des gens – parfois avec un certain décalage – ont fini par le comprendre.

C’est ce qui a construit le mythe Deschamps. « L’intolérance » (avec le fameux « Nigger Black ! ») était un monologue antiraciste ; Les unions, qu’ossa donne ? un spectacle sur la solidarité ; « La petite mentale », un numéro sur l’empathie (qui se termine par une chanson d’amour paternel).

Aucun des humoristes que Guy Nantel nomme dans son vox pop n’a fait de l’ironie son genre de prédilection. Lorsque Mike Ward se moque de Jérémy Gabriel, c’est pour l’effet comique pur de la méchanceté gratuite, pas pour dénoncer l’intimidation ou provoquer une remise en question de notre rapport collectif aux personnes handicapées. Alors si l’on présente un extrait de « La petite mentale » d’Yvon Deschamps en faisant croire que c’est un extrait d’un spectacle de Mike Ward, c’est l’évidence même qu’il ne sera pas reçu ni interprété de la même manière.

Il y a à mon sens un message sous-jacent au vox pop de Guy Nantel, réalisé dans le cadre de la campagne de promotion de la tournée de son spectacle Nos droits et libertés. La démonstration qu’il tente de faire, le message qu’il porte depuis plusieurs mois, c’est que son humour a été mal interprété par des gens mal intentionnés (critiques, chroniqueurs, militants de gauche, etc.) qui ont sorti ses blagues de leur contexte.

Nantel prétend qu’il est lui-même un artiste incompris, comme Yvon Deschamps a pu l’être dans une certaine mesure à son époque. Et que si Yvon Deschamps avait fait aujourd’hui les monologues qui ont fait sa renommée, on ne lui aurait pas donné sa chance. On aurait tué le génie dans l’œuf. 

Bref, le sous-texte de ce vox pop – même s’il s’en défend –, c’est aussi que Guy Nantel prétend être l’héritier moderne d’Yvon Deschamps.

C’est là que, à mon avis, il se méprend. Nantel s’est érigé en martyr de la liberté d’expression, en victime de la rectitude politique, lorsqu’on lui a reproché de banaliser la culture du viol dans son spectacle. Je l’ai vu. Je ne saurais dire quelle était son intention en parlant d’Alice Paquet. Ce que je sais, en revanche, c’est que lorsqu’il perpétue dans son humour des préjugés antisémites ou islamophobes, ce n’est pas pour dénoncer l’antisémitisme ou l’islamophobie.

C’est la raison pour laquelle des chroniqueurs monomaniaques de l’islam, convaincus que le péril islamique est à nos portes, ont bu ses paroles comme du petit-lait. Et c’est ce qui explique que sur sa page Facebook, des messages distillent l’islamophobie socialement acceptable de l’époque (comme l’était du reste l’antisémitisme dans les années 30). Quantité d’admirateurs de Nantel y dénoncent la « gogauche », les « bien-pensants » ou encore les « snowflakes », si bien qu’on se croirait sur un forum d’inconditionnels de Donald Trump ou sur le site de CHOI Radio X. Ils ont tous mal interprété ce que veut dénoncer Nantel ou au contraire, ils l’ont trop bien compris ?

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